Après vous avoir proposé il y a quelques mois la pièce de théâtre d'Œdipe-Roi écrit par le célèbre philosophe grec: Sophocle (pour accéder directement au billet et à l'E-book, cliquez ici), je vous propose la version contée par Eduard PETIŠKA:
Il y a bien longtemps, Thèbes était gouvernée par le roi Laïos et la reine Jocaste. Ils n’avaient pas d’enfant et souhaitaient en vain un garçon pour assurer leur succession.
Un jour, le roi envoya un messager à Delphes pour demander au fameux oracle ce qu’il fallait faire pour apaiser le courroux des dieux. Ce fut une atroce prédiction que rapporta l’homme à ses souverains : le monarque en resta muet d’horreur.
« Il te naîtra un fils, et, avec lui, le malheur s’abattra sur ton palais. Tu mourras toi-même de sa main. »
Désespérée, la rein passa ses nuits à pleurer.
Aussi, lorsque Jocaste mit au monde un garçon, la joie céda la place à la terreur. Laïos ne voulut pas voir l’enfant et ordonna sur-le-champ qu’un vieux berger l’emporte dans la montagne et l’abandonne aux animaux sauvages. Mais le berger prit pitié de cet innocent et le sauva de la mort. Il l’emmena chez un de ses amis, berger lui aussi, qui gardait les troupeaux du roi de Corinthe. Puis il s’en revint à Thèbes en prétendant avoir accompli sa fatale mission.
Alors Laïos se calma et après quelques mois la reine sécha ses pleurs et oublia son malheureux nouveau-né. Puis le couple royal se fit à l’idée qu’il n’aurait pas de descendance.
Le berger qui avait recueilli le petit garçon lui donna pour nom Œdipe et l’emmena dans la cité de Corinthe. Le roi de ce pays, qui lui aussi n’avait pas d’hériter, s’attacha à l’enfant et l’adopta. Œdipe prit des forces et grandit sans se douter le moins du monde de ses véritables origines : le secret en était bien gardé.
Lorsqu’il devint adulte, son père adoptif organisa une grande fête en son honneur. Les vins les plus fins égayèrent les visages et les esprits des joyeux convives. Puis les invités se mirent à raconter des histoires vraies ou fausses et ceux qui avaient le sang chaud se mirent à se disputer. Œdipe, qui était lui aussi d’un tempérament très passionné, prit part à la querelle. C’est alors qu’un homme pris de boisson, voulant cruellement l’offenser, s’exclama :
« J’en ai assez de me disputer avec toi. Seuls les dieux savent de qui tu es le fils. Sûrement pas celui de notre roi ! »
Le jeune homme domina sa colère et se tut car une étrange pensée venait de le priver à jamais de la paix du cœur. La première chose qu’il fit le lendemain fut de demander au roi et à la reine si on lui avait dit la vérité. Ils essayèrent de le rassurer, et se fâchèrent contre l’impudent bavard. Doutant de leur sincérité, Œdipe sourit tristement sans les croire. Et comme les soupçons le troublaient chaque jour davantage, il décida, sans en demander la permission, d’aller consulter l’oracle de Delphes. Il espérait qu’ainsi lui serait révélé le secret de sa naissance. Mais il quitta Delphes encore plus troublé qu’il n’y était arrivé, car une sinistre prédiction lui avait été faite :
« Fuis ton père ! Si tu le rencontres, tu le tueras de tes propres mains, et tu épouseras ta mère. »
Aussitôt la résolution d’Œdipe fut prise : il ne retournerait pas chez ses parents adoptifs, qu’il croyait être ses véritables parents. Il prit la direction opposée à Corinthe, erra dans des pays inconnus et suivit les étoiles de façon que sa route ne le ramène jamais vers sa patrie, car il craignait de voir s’accomplir le présage fatal.
Un jour, il rencontra un char à la croisée de deux chemins. Sur ce char, un vieil homme et deux serviteurs. Comme ils étaient pressés, ils interpellèrent Œdipe :
« Laissez-nous passer, et vite ! »
Notre héros ne bougea pas mais se mit à se quereller avec le conducteur impatient, et le jeta à bas de son siège. Alors le vieillard entra dans une grande colère et voulut frapper le jeune homme. Mais celui-ci, plus rapide que lui et doté d’un caractère fort emporté, le tua, massacra ses serviteurs, et, enfin calmé, poursuivit sa route.
Peu de temps après, Œdipe aperçut les remparts de la ville de Thèbes. Comme il se sentait fatigué, il s’assit sur une pierre en bordure du chemin pour se reposer. Soudain il vit apparaître un voyageur marchant d’un pas très rapide et qui semblait fuir la cité. L’homme s’arrêta devant notre héros et s’exclama :
« Qui es-tu pour t’arrêter aussi calmement ? Je ne conseillerais pas cela, même à mon pire ennemi. »
Œdipe regarda le nouveau venu avec stupéfaction.
« L’un se repose tandis que l’autre court comme s’il avait commis un forfait, » dit-il, « tu fuis Thèbes tandis que moi, j’y vais. »
« Tu vas à Thèbes », s’écria le voyageur terrifié. « Mais ne sais-tu pas qu’un Sphinx s’est installé sur un rocher près des murs de la ville ? »
« Je viens de Corinthe », répondit le jeune homme, « et je n’ai parlé à personne en chemin ».
« Eh bien, écoute », lui murmura l’homme. « Le Sphinx est une créature à tête de femme et au corps de lion. Sur son dos, il a des ailes. Chaque jour un habitant de la ville doit aller le voir pour qu’il lui pose une énigme. S’il ne la résout pas, le Sphinx le précipite dans l’abîme. Personne n’arrive à trouver la réponse, c’est une véritable sorcellerie. Aussi je suis bien content de n’être pas Thébain. Dès que je suis arrivé dans la cité et que j’ai su le funeste sort qui la frappait, j’ai pris mes jambes à mon cou. Puisque toi aussi tu es étranger, n’y va pas, fuis avec moi. »
« Poursuis ta route », dit Œdipe, « ta vie t’est sans doute très chère si j’en juge par la façon dont tu la protèges. Quant à moi, si je meurs, j’échapperai à une terrible fatalité. »
Ayant prononcé ces paroles, il se leva et, perdu dans ses tristes pensées, s’avança vers la ville. Resté seul, le voyageur hocha la tête :
« Il n’est pas de Thèbes et il veut se mêler de cela ! Grand bien lui fasse ! » Et il reprit sa course.
Ayant atteint la cité, Œdipe se dirigea aussitôt vers le palais royal où il trouva la reine Jocaste et son frère Créon. Le roi Laïos était parti à Delphes pour demander à l’oracle comment délivrer son royaume. Il n’en était pas revenu et l’on supposait qu’il avait été attaqué et tué par des voleurs de grand chemin. Aussi pour le moment, Créon régnait-il à la place du défunt.
Le jeune homme s’avança devant lui et dit :
« Je sais le fléau qui s’est abattu sur ton peuple. Je vais aller trouver le Sphinx et j’essaierai de résoudre son énigme. »
Jocaste et Créon furent surpris par tant de témérité et le frère de la reine soupira tristement :
« Les dieux aident les braves. Mon fils lui aussi a été victime de ce maudit sort et nous les serons tous à notre tour si personne ne trouve la solution de l’énigme. Je serai heureux de céder mon trône à quiconque nous délivrera du Sphinx. »
La reine contempla le jeune homme avec admiration sans se douter qu’il était son propre fils.
Le lendemain, tous les citoyens de Thèbes accompagnèrent le héros à l’une des sept portes de la ville ; mais ils n’osèrent pas s’aventurer plus loin. Œdipe escalada le sentier abrupt qui menait au rocher où se trouvait le Sphinx. Déjà celui-ci attendait sa victime. Il cligna de l’œil et lança au jeune homme un regard rusé.
« Ecoute attentivement ! » scanda la voix avec une dureté inhumaine :
« Le matin, il a une tête et quatre jambes.
A midi, il n’en a plus que deux.
Et le soir il en a troi.
Plus il a de jambes.
Moins il a de forces. »
Œdipe sourit : grâce à son intelligence, la question lui avait paru facile.
« C’est l’homme », dit-il. « Au matin de sa vie il marche à quatre pattes. Au midi, qui représente l’âge adulte, il marche droit sur ses deux jambes, et au soir de sa vie il a besoin d’un bâton pour étayer sa faiblesse. Ce bâton, c’est sa troisième jambe. »
« Tu as résolu l’énigme ! » hurla le Sphinx, et il se précipita dans l’abîme.
Lorsque du haut des remparts les Thébains aperçurent Œdipe qui revenait, sain et sauf, de sa mission, leur joie éclata bruyamment. Ils l’accueillirent en libérateur et Créon lui céda le trône. Ainsi le jeune homme devint roi de Thèbes et reçut la reine Jocaste pour épouse.
Longtemps, Œdipe régna avec bonheur et justice. La reine donna naissance à deux fils, Etéocle et Polynice, et à deux filles, Antigone et Ismène, sans que personne ne soupçonne que les enfants du roi étaient aussi ses frères et sœurs.
Les années passèrent. Les fils devinrent des hommes, les filles des femmes. C’est alors que la peste s’abattit sur le pays. La Mort fit des ravages dans toutes les demeures, des familles entières furent décimées et une grande anxiété s’empara de ceux qui espéraient encore survivre. Même le bétail dans les prés se fit rare. Les bergers disparaissaient et les troupeaux périssaient. Les vallons qui auparavant retentissaient de meuglements étaient maintenant silencieux et déserts.
Le peuple terrifié supplia Œdipe d’intercéder en sa faveur : depuis sa victoire sur le Sphinx, on le pensait protégé par l’Olympe.
« Rentrez tranquillement chez vous », répondit le héros. « Ce soir Créon, le frère de ma femme, reviendra de Delphes avec une prédiction. Nous obéirons à la volonté exprimée par les dieux et chasserons le fléau de notre pays. »
Avant même que le jour soit tombé, un char tiré par des chevaux écumants s’arrêta devant le palais et Créon en descendit rapidement pour faire part au roi de ce que lui avait dit l’oracle.
« Ce ne sera ni facile ni rapide de soulager notre peine », dit-il au souverain. « Le meurtrier du roi Laïos est dans nos murs. Tant qu’il ne sera pas puni nous ne seront pas débarrassés de la peste. »
Aussitôt Œdipe, fit annoncer dans tout le royaume que quiconque aurait un témoignage à fournir concernant l’assassinat du défunt roi était prié de se présenter au palais sans délai.
Il convoqua aussi l’aveugle Tirésias auquel les dieux avaient accordé le don de prophétie. Mais celui-ci refusa plusieurs fois d’obéir à cet appel et, lorsque finalement il fut forcé de se rendre au palais, il montra une grande réticence, refusa de franchir la porte et resta obstinément sur le seuil.
Œdipe sortit le rejoindre :
« Entre donc », insista-t-il, « nous attendons avec impatience ton sage conseil ».
« Renvoie-moi, ô roi », supplia alors l’aveugle, « il serait préférable pour toi comme pour moi que je ne te révèle pas le nom du coupable. L’ignorance est parfois précieuse. »
« Parle », l’encouragea le héros, « nous souhaitons tous délivrer Thèbes. tu ne dois pas être une exception. Chacun ici désire t’entendre ».
« Ne m’oblique pas à dévoiler le secret. Permets-moi de me taire : un horrible fléau s’est abattu sur nos têtes, mais un malheur bien plus grand te frappera si je parle. »
« Très bien », s’exclama le roi. « Je comprends pourquoi tu gardes le silence : je pense que tu es le complice des meurtriers. Tu es traître à ton pays, et si tu n’étais pas aveugle, je dirais que tu es toi-même l’assassin. »
Après une telle réprimande, Tirésias ne résista plus et révéla ce qu’il savait depuis longtemps.
« Tu veux connaître la vérité ? Eh bien, je vais te la dire. Tu as toi-même tué Laïos et tu as épousé ta propre mère ! »
Se souvenant du lointain présage, Œdipe s’alarma. Mais bientôt la colère chassa ce troublant souvenir.
« Qui a inventé cela ? » s’écria-t-il ; « Créon ou toi ? Vous voulez donc vous emparer de mon trône par la traîtrise et par la fourberie ? Ou bien peut-être es-tu fou ? »
« Il te semble que j’ai perdu la raison », répondit le prophète, « pourtant tes parents me considéraient comme un sage. L’avenir montrera qui a dit la vérité et qui n’a pas voulu la comprendre. »
Et sur ces mots, le vieil aveugle quitta le palais.
La reine Jocaste consola le bouillant Œdipe :
« Quelle importance a donc la prophétie de Tirésias ? Ne te tracasse pas. Je peux te donner l’exemple d’un faux présage : mon premier mari, Laïos, avait lui aussi consulté une fois l’oracle qui lui avait prédit qu’il périrait de la main de son propre fils. Et notre unique enfant est mort dans la montagne. Quant à Laïos, il fut tué par des voleurs au croisement de deux routes en revenant de Delphes.
« A un croisement de chemins », reprit vivement Œdipe. « Et à quoi ressemblait-il ? »
« Il était grand », répondit la reine, « ses cheveux blanchissaient sur les tempes et il te ressemblait beaucoup ».
« L’aveugle avait raison », s’écria Œdipe horrifié. Et il se mit à poser des questions à sa femme. Plus il obtenait de réponses, plus il se sentait coupable et malheureux. L’histoire du défunt roi tué par des voleurs s’évanouit, faisant place à l’horrible supposition qu’Œdipe lui-même était le meurtrier.
C’est alors qu’arriva de Corinthe un messager apportant la nouvelle de la mort du roi et offrant au héros le trône vacant. Jocaste demanda au messager des précisions sur la mort du souverain et lorsqu’elle apprit que celui-ci était mort de vieillesse dans son lit, elle courut trouver son époux et lui dit avec un sourire radieux :
« Tu t’es fait bien du souci ; pendant ce temps, ton père passait paisiblement de vie à trépas. »
Mais cette annonce n’apaisa pas Œdipe. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux propos de l’ivrogne qui avaient gâché sa jeunesse.
« Je ne retournerai pas à Corinthe », dit-il au messager, « car ma mère y vit encore. »
« Seigneur, si tu crains ta mère, je vais te rassurer : ni le roi ni la reine de Corinthe n’étaient tes parents : c’set moi-même qui t’ai apporté dans la cité alors que tu n’étais qu’un tout petit enfant. »
« Et où m’as-tu trouvé ? » s’enquit Œdipe.
« Un vieux berger du roi de Thèbes t’a confié à moi, un jour dans la montagne ».
A ces mots, Œdipe poussa un horrible cri s’enfuit du palais. Il n’y avait plus de doute possible : l’affreuse prédiction s’était accomplie. Il parcourut la ville en demandant à tous les citoyens qu’il rencontrait de le tuer et de délivrer ainsi le pays du mal qui le rongeait. Mais les Thébains avaient pitié de leur roi et n’arrivaient pas à le haïr. Alors le malheureux revint au palais, fermement décider à se punir lui-même.
Il y trouva les servantes en pleurs. Ses filles, terrorisées, lui montrèrent la chambre où la reine Jocaste venait de se pendre. Œdipe se précipita vers elle, prit une épingle d’or de son voile et se creva les yeux. Rendu aveugle par sa propre volonté, il appela Créon :
« Prends le trône et bannis-moi ! »
Le nouveau souverains s’efforça pourtant de le garder à Thèbes. La peste avait disparu, la paix et la prospérité revenaient. Mais personne n’arriva à persuader Œdipe de rester dans la ville. Il partit, appuyé sur un bâton, accompagné de sa fille aînée Antigone. Elle seule avait refusé d’abandonner son père dans le malheur.
Bientôt ce couple d’étranges voyageurs fut connu de toute la Grèce : le vieil aveugle conduit par la ravissante jeune fille. Ils erraient tous les deux à la recherche des bosquets des Erinyes, déesses chargées de punir les parricides, car l’oracle avait prédit qu’Œdipe y trouverait enfin la paix.
Pendant ce temps les fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice, avaient grandi et se disputaient le trône de Thèbes. Leur rivalité était bien loin de rendre service au pays et Créon, inquiet de cette discorde, leur conseilla de régner chacun à leur tour. Les frères acceptèrent. Polynice allait régner une année, puis Etéocle lui succéderait pour douze mois avant de lui céder le trône pour une nouvelle année.
Mais il advint que durant son année de gouvernement Etéocle assura tellement bien son pouvoir que Polynice dut fuir le royaume. Etéocle devint roi de Thèbes et son frère partit à l’étranger pour rassembler une armée afin de reconquérir le trône par la force.
Comme les deux prétendants avaient le caractère aussi vif que leur père, aucun des deux ne voulut céder et la guerre fut bientôt sur le point d’éclater. Chacun souhaita alors s’assurer l’appui d’Œdipe car il avait été prédit que celui qui le gagnerait à sa cause serait victorieux. Aussi se mirent-ils en quête de l’aveugle et pour la première fois depuis tant d’années s’inquiétèrent de son sort.
A ce moment, Œdipe était arrivé non loin d’Athènes et, enfin, il sentait en son cœur que le moment où il trouverait la paix était proche. Il s’assit avec Antigone à la lisière d’un bois pour se reposer. Soudain il entendit un bruit de sabots et une troupe de chasseurs conduits par le roi d’Athènes, Thésée, s’arrêta devant lui. Ce souverain reconnut aussitôt l’aveugle, il sauta à bas de son cheval et vint le saluer :
« Pauvre Œdipe », dit-il, « je sais ton triste sort et aimerais t’offrir mon aide. Viens avec nous à Athènes, tu pourras y vivre une vieillesse paisible. Bientôt la nuit froide va tomber et tu en peux rester ici dans ce bois dédié aux Erinyes. »
Quand Œdipe apprit où il était, il se réjouit car son voyage était fini. Aussi il remercia le roi avec douceur et tranquillité :
« Merci, ô Thésée, mais j’ai achevé mon périple. Je partirai bientôt pour le royaume des ombres. Si tu veux me rendre un dernier service, dis à tes serviteurs de m’apporter des vêtements neufs pour que je ne vive pas en guenilles ce moment solennel. »
Accédant à sa prière, le souverain envoya ses gens à Athènes et s’assit à côté d’Œdipe. A peine la suite royale était-elle partie que retentit à nouveau le bruit de chevaux au galop, et ce fut cette fois Polynice qui mit pied à terre devant l’aveugle. Enfin il avait retrouvé son père ! Il tomba à genoux, se plaignant de son frère qui l’avait privé du trône, et supplia Œdipe de se joindre à lui dans sa lutte fratricide.
« Pendant des années tu ne t’es pas soucié de moi », répondit le héros à ces lamentations, « et maintenant que tu veux t’emparer du pouvoir tu voudrais que je t’aide dans cette lutte contre nature ? Reçois donc le conseil de ton père au seuil de la mort : si tu attaques Thèbes, tu subiras le même sort que celui que tu souhaites à ton frère. Va-t’en d’ici ! Même mes yeux aveugles peuvent voir le sang de ton frère imprimé sur ton glaive. »
Fou de rage, Polynice sauta sur son cheval et, sans dire adieu, partit rejoindre son armée.
Etéocle, quant à lui, envoya Créon en ambassadeur à son père pour le persuader de revenir à Thèbes. Créon arriva aux portes d’Athènes alors que Polynice, le visage contracté par la colère, quittait Œdipe. Il était tellement perdu dans ses amères pensées qu’il ne reconnut même pas son oncle, mais sa vue donna à Créon l’espoir de réussir sa délicate mission. Il se précipita donc vers le bois pour présenter sa requête.
Mais Œdipe, dégoûté par ces manœuvres, détourna la tête. Au moment de quitter la vie, il devinait les terribles conséquences de la guerre de Thèbes et ne voulait plus se mêler des affaires terrestres.
A son tour, Créon le quitta.
Pendant ce temps, les serviteurs étaient revenus d’Athènes et l’aveugle revêtit le vêtement qu’ils lui avaient rapporté. Il fit à tous ses adieux et demanda à Thésée d’aider Antigone à retourner dans son pays natal. Puis comme si soudain la vue lui était revenue, il pénétra d’une démarche assurée dans le bois dédié aux déesses infernales. Au plus profond des buissons il trouva l’entrée du monde inférieur. Il y disparut et la terre se referma silencieusement après son passage.
Personne ne retrouva jamais son corps.
Antigone revint à Thèbes alors que les troupes de Polynice encerclaient déjà la ville. Six courageux commandants se présentaient à six portes de la cité tandis que Polynice se chargeait lui-même de la septième.
Craignant un siège prolongé, Etéocle se montra sur les remparts et s’écria :
« Pourquoi, mon frère, de braves guerriers périraient-ils de part et d’autre pour une querelle que nous pouvons régler nous-mêmes : mesure ta force à la mienne. Si tu es vaincu, tes troupes se retireront, si tu es vainqueur, tu deviendras roi de Thèbes sans qu’il y ait eu de guerre et les Thébains t’ouvriront leurs portes ».
Polynice accepta la proposition de son frère. Les deux armées se confondirent et se rassemblèrent en dehors des murs de la ville. Les soldats se mirent aussitôt à faire des paris sur l’issue du combat.
Etéocle et Polynice se jetèrent l’un sur l’autre en brandissant leurs armes et sous les regards de leurs concitoyens commencèrent leur combat fratricide.
Les lames sifflaient dans les airs avant de rebondir sur les boucliers qu’ils tenaient à bout de bras. Les deux frères lançaient leurs assauts avec rage, encouragés par leurs guerriers, mais les boucliers arrêtaient tous les coups. Le premier qui commit une imprudence fut Etéocle, qui laissa une jambe à découvert. Aussitôt celle-ci fut impitoyablement sectionnée d’un coup de lance, à la grande joie des troupes de Polynice. Le malheureux, surmontant la souffrance causée par sa blessure, ressaisit son épée. Polynice fit de même et le combat continua. Soudain Etéocle arriva à s’approcher très près du côté où son adversaire n’était pas protégé par son bouclier. Il prit son élan et lui porta un coup mortel. Polynice s’écroula aux pieds de son frère. Mais alors qu’Etéocle se penchait sur le mourant, celui-ci ouvrit une ultime fois les yeux, et, rassemblant ses dernières forces brandit son épée et tua son frère. Tous deux rendirent l’âme en même temps.
Les frères étaient bien morts, mais une violente dispute s’éleva aussitôt entre les armées en présence, l’une soutenant qu’Etéocle était le vainqueur, l’autre affirmant le contraire. Par chance pour les Thébains, ils avaient pensé à prendre leurs armes alors que les partisans de Polynice avaient oublié les leurs. En conséquence, l’armée de Thèbes fut la plus forte et celle de Polynice amorça une retraite qui se termina en fuite éperdue.
La troupe victorieuse put faire son entrée dans la ville ainsi libérée.
Une fois de plus Créon prit le pouvoir. Comme Etéocle était mort pour sauver sa patrie, il eut droit à des funérailles solennelles, quant à Polynice, puisqu’il avait levé les armes contre sa propre ville, son corps fut condamné à rester à l’air libre en dehors de Thèbes. Les oiseaux de proie et les chiens sauvages se partageraient sa dépouille. Quiconque oserait l’enterrer serait puni de mort, et Créon envoya même des gardes pour s’assurer que personne ne désobéissait à son ordre.
Cet arrêt inhumain attrista Antigone : comment l’âme de son frère pourrait-elle trouver la paix, si elle n’était pas enterrée ?
« Ma sœur », dit Antigone à Ismène, « le corps de Polynice gît hors de l’enceinte de cette ville. Viens avec moi, allons nous occuper de lui avant que les bêtes ne passent à notre place ».
« Ne sais-tu pas que faire cela signifie la mort ? » demanda Ismène, effrayée.
« Mourir pour une action agréable aux dieux et aux hommes est une belle fin », répondit Antigone.
« Il n’est pas toujours possible de faire le bien », se défendit Ismène. « Créon est puissant et tu ne lui échapperas pas ».
« Je lui ai déjà échappé », dit Antigone. « Il peut me tuer pour avoir obéi à l’amour humain et fraternel. Mais il ne peut supprimer l’amour et la charité. Si tu ne veux pas venir avec moi, j’irai seule. »
Elle n’essaya pas davantage de convaincre sa sœur. Profitant de l’obscurité de la nuit, elle s’échappa du palais et sortit de la ville. La mort était couché le long des remparts de la cité tandis que non loin de là sommeillaient les gardes. Sans bruit elle tira le corps de son frère vers une rivière où elle le lava avant d’oindre son corps d’huile ; puis elle le couvrit de terre. Dès l’aurore elle revint à Thèbes.
La fraîcheur du matin réveilla les sentinelles. Elles s’aperçurent alors que l’endroit où gisait la dépouille était vide et imaginèrent la colère de Créon. Aussi cherchèrent-ils fébrilement des traces de l’enlèvement, et, en les suivant, atteignirent la rivière où ils découvrirent la tombe inachevé. Ils enlevèrent la terre qui recouvrait le corps et s’embusquèrent pour confondre le coupable.
Ils attendirent ainsi toute la journée et lorsque l’obscurité fut tombée ils remarquèrent une sombre silhouette. C’était Antigone qui allait achever sa tâche. Elle s’arrêta devant la sépulture profanée mais au lieu de s’attarder, prit des poignées de terre et se mit à les jeter pour combler à nouveau le trou. Comme elle se penchait pour la seconde fois, les gardes quittèrent leur cachette et s’emparèrent d’Antigone, qui n’opposa aucune résistance et ne nia pas les faits.
« Comment as-tu pu désobéir à mes ordres ? » s’écria Créon, fort en colère.
« Ce n’était pas le commandement de Zeus, mais celui du roi, » répondit Antigone, « donc il ne peut compter davantage que l’amour et la charité. Il y a des lois qui sont au-dessus de celles que peuvent instituer les souverains. »
« Tu es bien la seule à avoir cette opinion », hurla le roi.
« Non », dit la jeune fille, « le peuple de Thèbes pense la même chose, mais il n’ose pas te le dire ».
« N’es-tu pas honteuse d’être unique en ton genre ? » demanda Créon.
« Je ne regrette pas d’avoir honoré mon frère défunt. La mort donne les mêmes droits au vaincu et au vainqueur. Et tu ne peux m’ôter plus que la vie. »
« Tu parles bravement, mais nous verrons si tu es aussi courageuse devant le chemin qui mène au royaume des ombres. A moi, gardes ! »
Les hommes en armes accoururent à l’appel de Créon qui leur ordonna d’emmener Antigone dans une grotte isolée, puis de l’y enterrer vivante. La troupe était déjà partie avec sa prisonnière lorsque le fils du roi, Hémon, qui était son fiancé, apprit ce qui s’était passé. L’insensible Créon fut sans pitié. Alors Hémon s’enfuit du palais espérant arriver à empêcher l’accomplissement de l’injuste punition.
Pendant ce temps le prophète aveugle Tirésias se fit conduire au palais et mit en garde le roi contre une aussi cruelle décision. De très mauvais présages avaient prévenu le vieil homme que de lourdes menaces pesaient sur la famille royale.
Après son départ, Créon se mit à réfléchir. Puis soudain il prit peur de la punition des dieux immortels. Il fit harnacher ses chevaux, sauta dans son char et galopa jusqu’à la grotte. Mais déjà en chemin lui parvinrent de terribles nouvelles : Antigone s’était pendue à son voile et son fils Hémon s’était transpercé le corps de son glaive devant sa défunte fiancée. Lorsque la femme du roi apprit ce malheur, elle se suicida.
Comme Créon eût été plus heureux s’il avait pu faire revivre les morts ! Mais tel est le destin des rois tyranniques : sur un seul ordre ils peuvent décider du sort de leurs sujets et les priver à jamais du bonheur, mais nul de leurs ordres ne peut, par contre, rendre le bonheur aux sujets ni la vie aux morts.
Créon vécut tristement, avant de rejoindre ses victimes au royaume des ombres.
Comme vous le constatez, il y a quelques différences entre les deux versions, laquelle est la mieux ? A chacun de choisir ;)... Evidemment, je ne vais pas ici refaire une courte étude sur sa portée philosophique ;)... toutefois sachez que vous n'y échapperez pas quand j'insérais sur ce blog une autre tragédie grecque écrite par Sophocle : Antigone ;)... Là, aujourd'hui, réjouissez-vous! je vous laisse vous reposer ;)...
Bisous,
@+
Sab
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