Qui est-elle ? une jeune fille, ainsi nommée par les jeunes élégants parisiens qui ignorent qui elle est, où elle habite... tout ce qu'ils savent, c'est que d'après leur critères, il s'agit là de la fille la plus belle qu'ils aient vue et dont les yeux ressemblent à ceux d'un felin... voilà les seuls renseignements que possède Henri de Marsay au moment où débute cette histoire...
Elle ? elle est originaire des Antilles, de La Havane plus précisément... et habite chez le marquis de San-Réal dont l'épouse séjourne "à Londres". Et comme l'apprend Henri de Marsay grâce à son valet Laurent, elle s'appelle Paquita Valdès et est la maîtresse du marquis qui, vieux et jaloux, l'emprisonne chez lui - elle peut sortir mais sous très bonne garde, et son hôtel est plus qu'un fortin où y entrer est quasi impossible pour un étranger... Pourtant Henri de Marsay a décidé de surmonter tous ces obstacles pour accéder à la belle Paquita... Comment va-t-il s'y prendre ? eh bien, lisez ce roman ;)...
36. Eugénie Grandet
37. La Recherche de l'Absolu
38. L'Illustre Gaudissart
39. Un Drame au Bord de la Mer
Au
début de La Duchesse de Langeais,
le long morceau sur la psychologie du faubourg Saint-Germain éclaire
le caractère d’Antoinette. A ces pages, on demande un secret,
comme, par exemple, à la Maison du
Chat-qui-pelote
dans la nouvelle e ce nom. Mais le ménage des Sommervieux était
passif, il attendait l’épreuve du temps ; d’un bout de
l’œuvre à l’autre, la vieille maison donnait le mot du
caractère d’Augustine. Au contraire, dès que la duchesse de
Langeais a quitté son boudoir, qu’elle échappe à sa prison de
conventions, à l’univers sans consistance où elle s’est créé
une existence artificielle, et que, poursuivant un dialogue passionné
avec elle-même, elle revendique son irrémédiable solitude, la
métaphysique du faubourg s’abolit. Ou son rôle n’est plus que
de fixer un décor moral, de soutenir un contraste. C’est contre
l’hypocrisie d’une société sans cœur que la duchesse découvre
l’amour vrai. Mais, quand on s’attendrait au débat de la passion
et de la société, voici que Balzac escamote les développements
dramatiques du conflit et laisse s’envoler son héroïne.
Certes,
les visages fortement caractérisés du conseil de famille, dans
lesquels Proust admirait la puissante empreinte de la vérité
[Marcel
Proust, Contre
Sainte-Beuve,
Gallimard, 1954],
sortent de l’ombre au moment où on a besoin d’eux, mais c’est
pour y retomber aussitôt leur rôle joué. En définition, le
magnifique préambule du roman est trop spéculatif pour qu’une
intrigue puisse s’y enraciner solidement, et la pauvre duchesse,
tournant le dos à ce monde qu’elle renie, courra seule après sa
destinée, tandis que Montriveau courra après la duchesse. Que
Balzac tire de la solitude de ces héros de beaux effets, peut-être
est-ce donc un pis-aller. Qui sait même si l’habile construction
de l’œuvre n’est pas un artifice pour faire oublier que, faute
d’intrigue, le roman psychologique s’est dénaturé en roman
d’aventures, et qu’à la duchesse encadrée dans son faubourg a
fait place un héros de cape et d’épée grimé en aventurier du
XIXe
siècle.
De l’enlèvement de
la duchesse à l’ultime rencontre des amants en Espagne, toute
l’action tient à ce personnage.
La
structure dramatique de l’œuvre est ainsi d’une extrême et
peut-être excessive sobriété. Si le récit de cet amour malheureux
nous atteint comme un chant ininterrompu, lancinant, et d’une
grande intensité, l’harmonie ne semble pas digne du contrepoint.
Un chant, un récit, n’est-ce pas à dire qu’il manque à ce
livre admirable une dimension qui justifie entièrement son
appellation de roman ? La Duchesse
de Langeais
conserve en effet la linéarité de la nouvelle, l’œuvre entière
se condense autour de l’histoire d’une destinée, comme si
l’auteur avait craint d’en altérer le puissant courant temporel,
en le laissant s’infiltrer dans une réalité ambiante. Il n’est
pour s’en convaincre que de comparer cette œuvre avec La
Princesse de Clèves.
Là, tout est simplicité, équilibre, concision classique, mais le
récit reste ouvert et l’auteur montre, bien au-delà du couple des
amants, les effets meurtriers d’un sentiment. Il s’agit
maintenant pour Balzac de faire la synthèse harmonieuse de ses
inventions.
Concilier
la solitude de la passion avec l’existence des choses et des êtres,
concilier sa mobilité avec l’immobilité d’un décor. Eugénie
Grandet
et La Recherche de l’Absolu,
les chefs-d’œuvres publiés en 1834, lèvent ces dernières
difficultés techniques et ouvrent directement la voie au Père
Goriot.
Ici
encore constations l’extrême rigueur de la création balzacienne.
En 1834, ces deux romans inédits doivent prendre
place dans les Etudes de Mœurs,
nouvelle édition des œuvres de Balzac publiée par la veuve Béchet.
Il aurait pu exploiter l’engouement provoqué par Ferragus
et La Duchesse.
Mais s’il aime tirer parti des « modes » pour les
dépasser, rien ne lui répugne autant que de s’imiter lui-même.
En dépit des
sollicitations du public, l’œuvre poursuit donc la croissance
harmonieuse dont nous montrons ici les principales étapes. Cette
nécessité esthétique interne oriente l’imagination romanesque
et, à plus forte raison, la mise en œuvre des données réelles.
L’édition
d’Eugénie Grandet
que P. Castex a établie (Garnier, 1965), a renouvelé l’étude de
ce chef-d’œuvre. Les érudit s’étaient contentés jusque-là de
spéculations gratuites sur un certain Nivelleau, riche avare de
Saumur, que l’auteur ne connut sans doute jamais. La piété, même
balzacienne, fait des miracles ; elle retrouva la maison du père
Grandet. C’en est fini de ces légendes (et d’un lieu de
pèlerinage) : un Tourangeau, M. de Savary, vieux viticulteur de
Vouvray, chez qui Honoré passa l’été de 1823, fut le modèle du
bonhomme de Saumur ; modèle privilégié, dont on relève la
trace dans Les Deux Amis,
Madame Firmiani,
Le Curé de Tours
et L’Illustre Gaudissart.
Une source réelle est toujours multipliée dans l’œuvre par un
jeu de miroirs.
L’origine
de La Recherche de l’Absolu
demeure plus obscure. En 1832 et 1833, Balzac fait parfois allusion
dans sa correspondance à un projet de roman : Les
Souffrances d’un Inventeur
[Par
exemple : Lettre datée de Paris, 13 octobre 1833, Lettres
à l’Etrangère,
Calmann-Lévy, tome I],
dont le héros serait Bernard de Palissy [Par
exemple : Lettre datée de Saché, 10 juin 1832, Correspondance
(Ed. Pierrot), Garnier, tome II].
Comme tant d’autres, ce
roman n’aura jamais vu le jour ; seul son beau titre reparaît
en tête du troisième épisode des Illusions
perdues.
Mais il n’est pas interdit de voir dans ce projet la première idée
de La Recherche de l’Absolu.
Sainte-Beuve, lui, retrouve le sujet dans l’Hermès
dévoilé,
un petit volume anonyme paru en 1832. Un chercheur a découvert à
Douai le nom d’un certain Thomassin Balthazar. Et d’échafauder
un roman sur cette homonymie [Voir
un article de Maurice Serval dans la « Revue bleue »,
1929. En outre, de Maurice Bardèche, Balzac
romancier,
Plon, 1943 (chapitre X, pages 292-294)].
Balthazar Claës… Avec sa manie un peu ridicule de l’anagramme
prophétique, Pierre Bézoukhov eût sans doute entendu :
Balzac,
peut-être même eût-il torturé ce beau nom jusqu’à lui faire
dire Balzac l’artiste/ De fait, au même titre que Le Médecin de
Campagne, La Recherche de l’Absolu est un roman symbolique de la
création. Aussi devine-t-on plus d’un trait autobiographique dans
cette peinture pathétique de l’homme de génie, que sa vocation
oblige à renoncer à la famille, à l’amour et au bonheur. « Un
grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seuls dans vos
voies de misère / vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires,
vous appartenez au monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme,
ni à une famille. Vous desséchez la terre à l’entour de vous
comme font de grands arbres ! » C’est Madame Claës qui
parle. Exactement ce que Balthazar n’ose pas dire ! Ni Balzac,
qui vient d’éprouver auprès de Madame Hanska les félicités de
l’amour heureux, mais aussi ses servitudes.
L’exposition
balzacienne – ces longues préparations sur lesquelles s’appuient
les plus grands romans – trouve sa forme définitive dans Eugénie
Grandet.
Au lieu de la répartir sur l’ensemble du texte, Balzac en
concentrera l’essentiel au début dans un immense prologue, dont Le
Colonel Chabert
ou Le Curé de Tours
donnent les premières esquisses. Conscient de la surprise que ces
innovations peuvent provoquer, l’auteur s’en explique avec
éloquence dans La Recherche de
l’Absolu :
« Peut-être faut-il établir dans l’intérêt des écrivains
la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles
protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient
des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur
sans la graine, l’enfant sans la gestation. » Et plus loin :
« L’archéologie est à la nature sociale ce que l’anatomie
comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute
une société, comme un squelette d’ichtyosaure [(ch
se prononce k)
n.m. XIXe
siècle, ichthyosaure.
Emprunté du latin scientifique ichthyosaurus,
de même sens, composé à partir du grec ikhthus,
« poisson », et sauros,
« lézard ». Paléont. - Grand reptile fossile de l’ère
secondaire, carnassier et adapté à la vie marine. (Source :
Dictionnaire
de l’Académie Française)]
sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se
déduit, tout s’enchaîne. » La
fonction du décor, on le voit, ne sera plus purement explicative, ou
le sera de façon plus subtile. La
Maison du Chat-qui-pelote
expliquait les Guillaume, parce que sa vieille façade était
l’histoire d’un milieu, et qu’on est toujours son passé ;
désormais l’auteur montrera autant la relation inverse, la marque
des êtres sur les choses. C’est déjà ce qu’il faisait en
décrivant le salon de la Gamard, la chambre de Chabert, le boudoir
d’Antoinette de Navarreins, mais il va maintenant plus loin,
suscitant une sorte d’entente affective, de mystérieuse harmonie
entre les êtres et les objets, entre Eugénie et le verre de cristal
à six pans, la petite cuillère dorée, le flacon antique dont elle
décore la chambre de son cousin, parce que sans doute ils sont
pleins de son enfance, entre les deux pauvres femmes et leur place
invariable dans l’embrasure de la fenêtre. Ces affinités
poétiques ne sauraient être confondues avec les sentiments des
personnages, avec ce culte de monomane, par exemple, que rendait
l’abbé Birotteau aux petites aises de son existence, et qui
représentait une passion à sa mesure.
Que
quelque affection profonde touche la sensibilité ou l’âme d’un
héros, loin de disparaître, ce décor quotidien s’y attachera en
lui donnant pour ainsi dire un corps. En vertu de ce phénomène, que
Balzac appelle la mnémotechnie
des passions,
Charles n’oubliera jamais les feuilles pâles qui tombaient dans le
petit jardin de Saumur le jour que Grandet lui a appris la mort de
son père, et Eugénie tiendra comme à une part d’elle-même au
petit banc, au mur croulant, au dé de sa mère, « cet or plein
de souvenirs », parce qu’ils ont vu naître son amour.
Proust
a poussé beaucoup plus loin l’analyse de cette mémoire, qui est
non seulement comme la vie du sentiment, mais
la condition même de la conscience, ce lien d’identité entre les
morts successives qui forment le tissu de notre vie. Une aubépine
fleurie, une petite madeleine, un clair de lune sur une place de
Paris, quelques mesures d’une sonate recèlent un message secret de
soi-même à soi-même, qu’on y a laissé, puis oublié, et
l’écrivain tâche à le déchiffrer. Chez l’auteur du Temps
retrouvé,
cette mnémotechnie est un secret du faire romanesque autant qu’une
loi de la mémoire du cœur, et davantage encore : le principal
sujet de l’œuvre. Le style infuse l’expérience intime dans
quelques images contingentes du décor extérieur, qui continueront à
la porte ; le « je » du récit rend alors presque
indissociable la relation de l’expérience et sa formulation
simultanée dans un langage qui reflète une conscience. C’est dans
une conscience qu’entre le lecteur de Proust, dans ce langage ;
et quand d’autres personnages que le narrateur plongent à leur
tour dans le passé, à l’instant exceptionnel où le hasard fait
vibrer leur mémoire obscurcie, c’est encore la musique du texte
qui nous permet de les suivre.
Si
La Grenadière,
le Te Deum de La Duchesse de Langeais,
Le Lys dans la Vallée
peut-être prouvent que leur auteur connaissait l’art des analyse
poétiques où le style est l’instrument qui révèle et réveille
le passé, Balzac a pourtant préféré explorer d’autres voies que
Proust, Nerval ou Chateaubriand, et il vise le plus souvent à
restituer un univers brut avec lequel le lecteur puisse conserver des
rapports d’altérité.
Proust
n’a vu que des défauts là où le romancier cachait des intentions
et, pour une fois, ses critiques tombent à faux : « dans
Balzac (…) coexistent, non digérés, non encore transformés, tous
les éléments d’un style à venir qui n’existe pas »
[Marcel
Proust, œuvre citée au début de cette Préface],
déclare-t-il. Il est bien évident que, dans une œuvre où la
vision déborde largement le style, Balzac tire
le parti le plus original et le plus heureux de l’incohérence
qu’on lui reproche.
Constatant
la mnémotechnie
des passions,
il essaie de tourner à de nouvelles fins les curieuses propriétés
de ce phénomène. Au lieu que, dans la vie, la rencontre d’un
sentiment et d’un objet tient au hasard immense de l’univers,
l’écrivain est libre de la diriger et surtout de la répéter.
Etroitement associés, décor, choses, personnages gardent pourtant
leur individualité distincte dans un style qui ne les fond pas en
une substance homogène. Mais que l’auteur fasse régulièrement
reparaître les mêmes associations, l’amour d’Eugénie, par
exemple, et le jardin désolé, le banc moussu, la salle sombre, qui
en retentissent, une fusion s’opère progressivement entre ces
éléments dans l’action même de lire. Alors, d’une seule
image : le jardin, le banc, la salle, l’auteur provoque, non
plus au niveau du style, mais au-delà, au cœur même du lecteur, ce
choc inattendu de la mémoire qui lui fera éprouver dans toute sa
profondeur temporelle le sentiment d’Eugénie, grâce à un
véritable transfert de conscience.
Il
arrive même qu’un mot prenne, comme un objet, un rayonnement
insolite, parce que sa répétition concorde avec le thème de la
passion. Dès la première page, les quatre syllabes de mélancolie,
par exemple, se chargent de toutes les tristesses de la vieille
maison. Plusieurs fois repris, le mot s’insinue alors dans la
description de l’amour. En attendant Charles, Eugénie contemple de
sa fenêtre une « vue mélancolique ». Quand elle
comprend que Grandet ne voudra jamais de son neveu pour gendre, elle
respire dans la vieille rue « la mélancolie
que les temps et les choses y avaient imprimée ». Puis, sur le
visage d’Eugénie prisonnière se peignent « une mélancolie
et une douceur angéliques ». Restée seule après la mort de
son père, son unique amour est pour elle « un principe de
mélancolie ».
Et le roman se clôt sur l’image du début, auréolée cette fois
par toute l’existence de la jeune fille : « La maison de
Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée,
mélancolique,
est l’image de sa vie. »
Grâce
à des procédés de ce genre, le livre ne vit pas seulement à la
crête d’un présent
que la lecture fait passer sur
l’œuvre comme le doigt de l’enfant qui suit les mots, indiquant
l’étroit faisceau de conscience dont s’éclaire pour lui le
texte bouché par l’ombre du futur et prêt à retomber dans celle
du passé qui le talonne. Au contraire, il n’est de moment où le
roman, création vivante de la lecture, ne puisse se tourner vers sa
propre mémoire. Par exemple, si l’écrivain semble abandonner
l’histoire d’Eugénie pour les dernières années de Grandet,
l’amour de sa fille reste présent dans chaque pierre de la vieille
maison, et, quand ce thème réapparaît, nous n’avons pas
l’impression de l’avoir quitté.
La
découverte de ce qu’on pourrait appeler une mnémotechnie
de la lecture
permet donc à Balzac de jouer avec notre inconscient. Nous avions
montré dans Le Médecin de Campagne
les premiers essais de cet art magique dont l’écrivain connaît
maintenant les secrets. Certes, jamais la lecture n’aura mérité
davantage la belle définition qu’il en donne : une création
à deux.
L’ampleur de
l’exposition a rendu possible cette transformation du langage. Son
rôle ne se borne pas à cela. Perdant, quoi qu’en dise Balzac, une
partie de son caractère didactique, elle crée un véritable milieu,
au sens où l’entendent les naturalistes, milieu naturel, social et
humain. C’est que l’auteur se donne d’emblée un univers, au
lieu d’y frayer progressivement un chemin à la narration. Aussi,
tant de liens existeront entre les personnages, avant même que
l’intrigue ne se dessine, que la destinée de chacun réagira sur
celle des autres.
Jusqu’alors,
ou bien Balzac ne mettait qu’un seul héros au premier plan, comme
dans Sarrasine,
Une Passion dans le Désert,
La Grenadière,
les autres « Etudes de femmes »,
ou bien deux amants, Marie de Verneuil et le Gars, Antoinette et
Montriveau, se répondaient exactement, l’un étant toujours
l’objet de la passion de l’autre. Ailleurs dans les Scènes
de 1830 surtout ou Ferragus,
un couple succombait soit au temps, soit à une force étrangère.
Ailleurs encore, si plusieurs passions se liguaient, c’est qu’elles
avaient trouvé une victime commune, et nous avions Le
Curé de Tours.
Ici rien de tel. Le drame s’annonce sur plusieurs plans : deux
clans avides se disputent une héritière, une jeune fille s’éprend
de son cousin, un vieillard est dévoré par son vice, et chaque
personnage, égoïste, sur ses gardes, seul de la solitude de la
passion semble poursuivre sa propre voie. Ces héros se rencontrent
pourtant, ces destinées se croisent et s’enchevêtrent.
Il
faut revenir aux premières œuvres philosophiques pour comprendre le
comment de cette rencontre. Balzac y montrait l’existence des
passionnés égarée dans un objet, la peau de chagrin de Raphaël,
le chef-d’œuvre de Frenhofer ou le trésor de Cornélius, et de
ces symboles il faisait l’expression romanesque de phénomène
invisibles. Sur l’or de Grandet se projetteront de même toutes les
espérances de la petite société avide décrite dans le roman. Bien
que leurs rivalités soient le prétexte d’une peinture ironique
des mœurs provinciales, les Cruchotins et les Grassinistes ne
forment pas un simple arrière-fond social, tel le conseil de famille
dans La Duchesse Langeais.
Comme l’amour en donne si souvent l’exemple, ils se disputent un
bien qu’ils ne possèdent pas. Tous leurs gestes s’expliquent par
une idée fixe ; abandonnés par leurs âmes qui tournent autour
du trésor comme les papillons autour de la chandelle, ces
personnages mesquins, « le président, qui ressemblait à un
grand clou rouillé », l’abbé Cruchot, « dodu,
grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme
joueuse », nous sont montrés comme petits pantins
pittoresques. Grandet ne s’y trompe pas : « Ils sont là
pour mes écus. Ils viennent s’ennuyer ici pour ma fille. Hé !
ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces
gens-là me servent de harpons pour pêcher ! » Voici donc
déjà, sous les apparences de la comédie, un premier élément du
drame. Ce petit monde est solidement amarré à l’or du père
Grandet.
Celui-ci,
devant ces insectes, fait figure de géant, et Balzac ne cache pas sa
prédilection pour le « sublime tonnelier ». L’exigence
réaliste qui préside à l’invention de l’avare est telle, que
l’histoire de sa fortune, P. Castex l’a
montré, vaut un document. Pourtant, ce vigneron lourd de vérité
concrète a une âme trempée comme celle du Dante des Proscrits,
et sa passion obéit aux lois morales (et esthétiques) illustrées
par les récits philosophiques : « Suivant une observation
faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la
vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait
affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue
de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. »
Passion jusqu’à la
mort, qui projette déjà sur cette étude de mœurs provinciales un
reflet de tragédie.
Et Eugénie ?
Comment vivra-t-elle dans ce monde où son destin l’a fourvoyée ?
Trop fière pour accueillir les bassesse de ses courtisans, trop
faible pour tenir tête à Grandet, quelle autre solution pour elle
que de s’enfermer avec mère muette dans une solitude à deux ?
Le hasard se manifeste au bon moment, qui lui envoie un beau cousin
ruiné. Elle l’aime de toutes les forces de son premier amour, puis
elle le perd. Tout n’est pas perdu puisqu’il lui reste une
passion, ses titres de noblesse dans l’univers balzacien. Mais
Eugénie qui ne veut que vivre avec son chagrin, comment
rencontrerait-elle jamais la passion de son père ? Ici encore
l’exposition permet à l’écrivain de disposer les premiers
jalons de l’intrigue de manière à orienter ces deux destinées
vers la fatale rencontre où culminera le drame.
Il s’agit de rendre
l’or aussi indispensable à l’amour désintéressé d’Eugénie
qu’à l’avarice de Grandet. Par une série d’interventions
discrètes, l’écrivain canalisera ces deux sentiments qui
semblaient condamnés à la solitude ; il emprunta le rôle du
hasard sans jamais brider la puissante autonomie de ses créatures,
il provoquera des situations matérielles où, en réagissant selon
son propre caractère, chaque personnage déviera un peu du chemin
idéal de sa passion. D’où un roman qui procède principalement
par scènes. On comprend alors l’importance dramatique du
« douzain ». Grandet, explique Balzac, n’a fait que
passer son or d’une caisse dans une autre. Ou il le croit. Faute
impardonnable ! L’avare, pris à son propre jeu, fonde la
liberté d’Eugénie par une garantie en or. Dans cette
contradiction est une puissance toute une « tragédie
bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais,
relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis
dans l’illustre famille des Atrides ». Quand Charles s’en
va tenter la fortune, Eugénie lui a donné son or, c’était tout
son amour, c’était le don symbolique d’elle-même, et quoi de
plus symboliquement vital dans la maison de Grandet ! Vienne le
jour de l’an, où l’avare veut voir son trésor, et le ressort
dramatique dissimulé dans la petite scène des mœurs du début se
détend brusquement. Grandet, qui n’avait fait que le geste de
donner, ressent l’acte de sa fille comme une blessure, comme une
tentative d’assassinat et, tel Harpagon dans la scène de la
cassette, il hurle sa rage, son désespoir et sa douleur.
Mais
chaque épisode comporte le détail qui permettra de faire rebondir
l’action, et le drame avancera par saccades, les scènes alternant
avec le récit, les crises avec des périodes d’accalmie apparente,
tandis que les sentiments poursuivent leur croissance continue. Ainsi
Charles a laissé à sa cousine, en gage de son amour, un nécessaire
en or dont il lui a confié le dépôt sacré. Grandet le voit, y
retrouve le compte de ses écus, s’en empare, essaie avec son
couteau de faire sauter une plaque d’or. Ce couteau touche Eugénie
en plein cœur. Le nécessaire, maintenant, c’est sa vie, elle va
se tuer. Grandet arrête son geste. Dans une convulsion les destinées
du père et de la fille se sont nouées une seconde fois. La mère
bouleversée par le spectacle de cette lutte en mourra. De là une
troisième et dernière crise, car la mort de sa femme menace Grandet
d’une licitation [n.f.
XVIe
siècle. Emprunté du latin licitatio,
« vente aux enchères ». – Droit.
- Vente, qui se fait généralement par adjudication, d’un immeuble
ou d’un bien appartenant à plusieurs copropriétaires, ou sur
lequel coexistent plusieurs droits. Vendre
un terrain, un immeuble indivis par licitation. Licitation de gré à
gré. Une licitation amiable,
par accord entre les propriétaires. Licitation
judiciaire,
organisée en vertu d’une décision de justice, et dans des formes
réglées par la loi. (Source : Dictionnaire
de l’Académie Française)].
« Je serai dépouillé,
trahi, tué, dévoré par ma fille », on reconnaît le langage
de l’homme aliéné par sa passion. Si pour Eugénie une poignée
d’or était tout, l’énorme fortune paternelle ne lui est rien.
Elle signera toutes les renonciations qu’on voudra. Les deux
passions se déprennent alors, et chacune ira s’abîmer dans son
propre désastre, la folie et la mort, ou le mariage avec Cruchot.
Les Cruchotins l’ont emporté, et du même coup trouve sa
conclusion la lutte de clans sur laquelle se détachait le motif
central du drame.
Négligeant
l’analyse du caractère de Grandet, dont il a été souvent parlé,
nous nous sommes borné à montré comment Balzac, grâce à la
nouvelle structure de l’exposition et de l’intrigue, réussit à
donner à son œuvre l’ampleur et la densité dramatique qui
manquaient encore à La Duchesse de
Langeais.
Les
mêmes considérations pourraient s’appliquer, pour l’essentiel,
à La Recherche de l’Absolu.
On y retrouve la longue exposition où Douai a remplacé Saumur, la
maison des Claës celle des Grandet ; les mœurs flamandes
succèdent aux mœurs angevines, la passion de l’alchimie à celle
de l’or. La lumière tamisée et mélancolique d’une cour
intérieure s’attache à la tragédie de Balthazar, comme les
ombres d’une vieille demeure entouraient l’amour d’Eugénie.
D’importante
différences toutefois : un long historique du ménage Claës,
qui interrompt l’exposition, et rappelle les « retours en
arrière » des Scènes
de 1830. Surtout un texte d’une extrême compacité ; peu de
scènes, très peu de dialogues. c’est la conséquence d’une
architecture dramatique nouvelle. En effet, au lieu de donner au
début plusieurs destinées isolées, et d’en provoquer la
rencontre par une intrigue analogue à celle d’Eugénie
Grandet,
l’écrivain campe au milieu du roman un héros qui le domine, mais
auquel sont étroitement liés les autres personnages. Ainsi La
Recherche de l’Absolu
sera l’étude d’une passion et de ses répercussions tragiques
sur la vie d’une famille. Bien que l’auteur ne renonce à la
scène, la fore analytique du récit conviendra mieux à un sujet de
ce genre, dès l’abord clairement centré, au lieu qu’une
technique en quelque sorte théâtrale était plus efficace dans
Eugénie Grandet.
A ces deux techniques, aux deux types de plans qui leur
correspondent, celui d’Eugénie
et celui de La Recherche,
pourront se ramener presque tous les grands romans de Balzac. En
étudiant La Cousine Bette,
nous montrerons comment ces deux méthodes de composition se
combinent.
Contentons-nous de
quelques notes sur Claës. Celui-ci, mieux que Raphaël, Chabert, la
duchesse de Langeais, ou Grandet, est l’image du grand héros
balzacien. Une passion dévoreuse d’or. Sur l’or encore
s’articuleront toutes les situations de ce roman. Claës, qui
vendrait corps et âme pour satisfaire à son génie, se ruine, ruine
sa famille consternée dont les millions s’envolent avec la petites
fumée qui s’échappe du laboratoire. Telle est la donnée
fondamentale. Le drame ne tarde pas à se manifester sur un plan plus
profond. Madame Claës affronte les démon qui lui a enlevé son
mari. Elle succombe dans cette lutte inégale. Les enfants se
dressent alors contre leur père, parce qu’ils le jugent, et,
derrière l’action proprement dite, se profile un nouveau thème :
l’humiliation de la puissance paternelle.
Claës
est au cœur de ces drames. Tué par une idée, certes, comme
beaucoup de personnages des Etudes
philosophiques,
mais pas que cela. Il faut se garder de simplifier les héros de
Balzac, en dépit de la définition lapidaire qu’il aime à en
donner depuis La Peau de Chagrin.
Leurs passions, si inéluctables soient-elles, ne tuent pas l’homme
en eux, ne le tuent pas d’emblée. A quoi tiendrait le pathétique
de Lambert, de Vautrin, de Hulot ? Des victimes de la science,
de la révolte ou de l’amour, mais aussi des martyrs. Balthazar a
été un mari chevaleresque, un père tendre mais imbu de sa dignité,
un esprit curieux, un riche Flamand, amateur d’art, de tulipes, de
tranquillité et de luxe. Les paroles d’un mystérieux officier
polonais lui ont révélé sa vocation, il est né pour chercher
l’Absolu. De ce jour, Balthazar, enfermé dans son laboratoire de
chimiste, s’est montré égoïste, sublime et cruel comme un saint
du Moyen Age qui abandonne femme et enfants pour proclamer seul la
gloire de Dieu.
Cette
sainteté – ou cette cruauté – a des éclipses. Il arrive que
Balthazar se retrouve mari ou père. On attend ces moments où il
redescend sur la terre, on l’attache à force de serments à sa
famille, on le séduit à force d’amour, parfois il se laisse
faire, reprend sa vie parmi les hommes. Ces retours deviennent rares.
La destinée du passionné présente une suite d’oscillations
morales de plus en plus amples, dont la dernière, celle qui tue, se
dessine souvent dans un geste magnifique qui signifie la victoire de
la passion sur la tentation de la vie : Balthazar, qui a trouvé,
surmonte la paralysie en agitant sa main crispée de rage, Grandet
saisit le crucifix en vermeil que le prêtre lui présente, Goriot
mourant caresse les têtes de Rastignac et de Bianchon qu’il prend
pour ses filles.
Tout
le sens de La Comédie humaine
dépend du double éclairage que Balzac projette sur ces
intermittences de la passion. S’il les juge comme une alternance de
rechutes et de rémissions, c’est le moraliste qui décrit une
maladie de l’âme. S’il y voit au contraire l’exercice
difficile d’une vocation, c’est l’écrivain épique qui chante
l’héroïsme de l’homme, la vocation fût-elle absurde comme
celle de Grandet. (C’est bien à travers la plus absurde de toutes
les passions, celle de la guerre, et malgré elle, qu’Homère a dit
les grandeurs de notre condition misérable.) Balzac ne choisit
jamais la façon définitive, d’où le visage troublant du héros
qu’il nous présente, suspendu entre l’espérance et le néant.
La Comédie humaine,
c’est l’homme en question. Et c’est pourquoi nous aimons
Balzac.
Dans
La Recherche de l’Absolu,
comme dans Eugénie Grandet,
la conception et la technique romanesque sont dignes l’une de
l’autre. La période de formation est terminée. Balzac peut écrire
Le Père Goriot.
Roland
Chollet