7 juillet 2013

Claude Michelet : Rocheflame

Rocheflame
Ah que coucou !
 
Tous les écrivains de langue française ne sont pas tous décédés, Dieu merci ! Parmi eux se trouve Claude Michelet, écrivain qui a aujourd’hui 75 ans (2013 – 1938), auteur, entre autre, du roman suivant :
 
Rocheflame
 
dont je ne vais pas vous en fournir une copie numérique gratuitement pour la raison dont vous vous doutez naturellement… Mais que cela ne vous empêche pas de lire cette merveille double histoire…
 
Oui, double histoire, celle de paysans qui habitent sur ce plateau aride et difficilement rentable (tel que nous l’entendons aujourd’hui), dans ce lieu-dit que l’on appelle Rocsèche ou Rocheflame. Autre point qu’ils ont en commun : ils habitent dans la même bâtisse le premier Jehan Bonavi dans ce 15e siècle où la superstition est encore monnaie courante dans la vie quotidienne de ces « manants » qui sont dans l’obligation d’obéir à leur seigneur ; le second Michel Delabat en 1970 confronté aux exigences économiques de la production afin de pouvoir vivre, lui et sa famille, dans cette ferme dont il est amoureux, et cela malgré tous les soucis financiers : dettes, maison qui tombe presque en ruine, non accès au confort moderne par maque de moyens, etc.
 
Ces deux histoires, mises en opposition, vient du fait que Michel Delabat n’est autre que l’auteur de la première… dans laquelle il transpose ses angoisses, ses soucis dans cette vie si difficile de ce temps… Par exemple : Jehan Bonavi qui avait aidé son père Pierre à construire la maison en est, de ce fait, le propriétaire tel que cela en avait été décidé par le seigneur de Nillac en ce temps-là, pourtant le seigneur Arnaud de Nillac (fils du donateur) exige de lui qu’il quitte sa demeure avec femme, enfants, animaux et bagages pour s’occuper de la métairie de Champdrac afin d’avoir les coudées franches pour utiliser Rocheflame comme Pavillon de chasse où il abritera ses amours clandestines des yeux de sa femme et des « curieux »… Jehan Bonavi refuse ce « déménagement » forcé tout comme Michel Delabat refuse de quitter sa demeure avec femme et enfants, vendre ses terres afin de partir vivre en ville dans un HLM et de travailler dans l’entreprise de son beau-père… Mais ceci n’est pas la seule transposition… il y en a d’autre que je vous invite à connaître… comme cette affaire de Chinglar (vieux sorcier craint de toute la paroisse et fournisseur de poison) que l’on peut juxtaposer avec les difficile vêlage de Banou, une des vaches de Michel Delabat dont le veau reste coincé et ne peut sortir du ventre de sa mère, comme par sorcellerie ;)… c’est ce qu’on aurait certainement pensé en ce 15e siècle ;)…
 
Mais bon, je vais prendre pitié de vous et vais vous recopier, au-dessous de ma signature, le premier chapitre de ce fabuleux livre afin que vous puissiez mieux vous rendre compte que ROCHEFLAME est un LIVRE A LIRE ! et, pour ceux qui ne connaissent pas encore le style littéraire de Claude Michelet, qu’ils puissent s’en faire une première idée.
 
Bisous,
@+
Sab
ban
 
- Si tu veux, je lui jette un sort.
Jehan Bonavi sursauta et dut se faire violence pour ne pas détaler. Il se maîtrisa et parvint à balbutier un « Non » à peine audible.
- Tu ne veux pas ? Tu refuses mon aide ?
La peur assécha la gorge de Jehan Bonavi.
- Eh bien… souffla-t-il.
- Ecoute-moi, petit, tu me connais, on parle assez de moi, tu sais que je fais ce que je veux, tu le sais ? Bien. Alors voilà, je vais modeler une statue du seigneur de Nillac. J’aurai tout ce qu’il me faut, j’ai quelqu’un au château.
- Non, non ! murmura Jehan sans oser regarder son interlocuteur.
Il se reprocha, une fois encore, de s’être laissé surprendre par ce vieillard maudit, redouté à dix lieues à la ronde. Le vieux venait de surgir derrière un buisson et Jehan devait, par force, l’écouter. La règle voulait pourtant que l’on fuit à son approche. Vêtu de haillons répugnants, le dos recouvert d’une grisâtre peau de sanglier – d’où son surnom de Chinglar -, il puait comme dix boucs. Mais qu’importait l’odeur ! La terreur qu’il inspirait ne venait point de là.
- Regarde-moi ! ordonna le Chinglar.
Jehan releva la tête, il vit et invoqua intérieurement saint Libéral, patron de la paroisse.
- Pourvu qu’il ne ferme pas son œil, pensa Jehan.
Tout était là, dans les yeux vairons. Le gauche, d’un bleu délavé, faisait ressortir l’étonnante couleur du droit, rouge, rouge sang. Les racontars voulaient que seul l’œil rouge fût jeteur de sortilèges. On chuchotait, de chaumières en chaumières, que le Chinglar maudissait du rouge et protégeait du bleu. Le vieux entretenait cette flatteuse réputation et terrorisait par un simple froncement de sourcils. Lui seul savait que son œil était crevé depuis soixante ans ; puisqu’il n’avait pas blanchi, comme il eût dû le faire, autant en profiter.
- Alors, poursuivit le vieil homme, tu refuses mon aide ? Mais alors, mon petit, qui te rendra justice, hein ? Le vicomte, peut-être ? Hé  ! Le connais-tu seulement ? Et puis, qu’a-t-il à faire d’un manant de ta sorte ? Alors le roi ? Voilà, tu vas aller voir le roi ! Hé  ! Allons, allons, pour Louis le onzième tu n’es qu’un déchet, d’ailleurs ce méchant bigot a d’autres chats à fouetter !
- Bien sûr, avoua Jehan qui n’avait jamais envisagé pareille démarches.
- Alors, pourquoi ne veux-tu pas de mon aide ?
Pourquoi. Pour mille raisons, dont la plus solide était qu’il n’e fallait en aucun cas faire commerce avec le sorcier. Tout perdre, peut-être, mais sauver au moins son âme ! Dans l’immédiat, seul importait de ne point vexer le Chinglar par un brutal refus ; un sort est si vite jeté.
- Je m’en chargerai tout seul, balbutia Jehan.
Le vieux ricana et son œil rouge se remplit de larmes.
- Tout seul ! Tout seul contre le seigneur de Nillac ! Ah petit, tu me fais rire ! Mais, au fait, sais-tu pourquoi il veut prendre ta maison ? Cette maison que ton père et toi avez bâtie ?
- Non, avoua Jehan.
- Ah tu vois, tu ne sais rien ! Moi, je sais tout, tout ! Mais, j’y songe, as-tu des actes de propriété ?
Des actes ! Encore eût-il fallu savoir les déchiffrer ! Non, Jehan ne possédait rien, tout devait être au château puisque le don fait à son père venait de là. Vingt ans déjà. Mais Jehan se souvenait, la scène lui sautait aux yeux.
 
Les lames étincellent sous les rayons du soleil que filtrent mal les jeunes feuilles de châtaigniers. Les duellistes rompent l’assaut, reprennent leurs distances puis se lancent de nouveau l’un vers l’autre. Caché dans les bruyères, à cent pas de là, Jehan Bonavi se mord les lèvres et se réjouit d’être le spectateur clandestin d’un duel de cet ordre. Seize ans, bien bâti, l’œil sombre et les poings déjà lourds, Jehan, fils de Pierre Bonavi, ne perd pas une miette du combat. Qu’ils se lardent ! Et qu’ils en crèvent, par la Vierge et tous les saints. Quand les seigneurs s’entre-égorgent, ils délaissent les manants, qui s’en plaindrait ?
Les lutteurs accélèrent le rythme. L’un d’eux, pourpoint rouge, chausses blanches, multiplie les bottes savantes, les feintes et esquives audacieuses, force son adversaire à reculer de plusieurs pas. L’attaqué pare avec maîtrise, se fend soudain, pousse un croisé au flanc, vise le ventre. Son pied droit glisse alors et l’homme s’étale dans les fougères. L’épée plonge dans sa nuque, traverse la gorge, se plante en terre. Les témoins horrifiés se précipitent en criant à l’assassinat. Passe pour l’embroche dans un duel honnête, mais frapper ainsi un homme à terre !
- C’est une vilenie ! J’en référerai à qui de droit !
- Voyez ! il a glissé sur cette bouse, l’honneur vous interdisait de porter la main sur lui ! Vous en rendrez compte !
- Peuh ! Que de bruit pour une si piètre affaire, grogne le vainqueur, ne savez-vous point que les chiens crèvent toujours à quatre pattes ?
- C’est un crime ! Nous témoignerons.
- Témoignez, témoignez ! Mais si le cœur vous en dit, ce dont je doute, je serai là demain à la même heure, j’aime me battre au petit matin.
 
- Par ordre du roi, Charles le septième. Nous, comte Charles du Peuch d’Hébault, appliquons la sentence royale en faisant pendre haut et court, jusqu’à ce que mort s’ensuive, le sir de Belpeuch, condamné pour le meurtre déloyal et infâme du seigneur baron de Nillac. Le château de Belpeuch sera rasé, il n’en restera pierre sur pierre. Les terres et autres biens du condamné reviennent de droit au baron Armand de Nillac, fils légitime et seul héritier de la victime.
 
- Le roi se débarrasse. Belpeuch et les siens furent jadis pour les Anglais, chacun le sait, soupira la veuve du baron de Nillac.
- Oui, reconnut son fils, notre bon roi a saisi l’occa-sion, mais il est fort regrettable que père ait dû s’en mêler. Mais, aussi, pourquoi ne s’est-il méfié ! Belpeuch était un fourbe, nul ne l’ignorait !
- Votre père n’était plus jeune, vous savez bien. Enfin, vous voilà riche et baron, que comptez-vous faire du château de Belpeuch ?
- Pardieu, le raser sans plus attendre, c’est l’ordre du roi !
La baronne garda le silence un court instant, puis s’approcha de son fils et posa la main sur l’épaule du jeune homme.
- Si j’étais vous, et ce serait je crois bonne politique, je ferais faire cette corvée par les manants qui cultivent les terres du meurtriers, manants et terres qui sont vôtres maintenant. Mieux, je donnerais à chacun de ces gens la possibilité de bâtir sa propre demeure sur un lopin que vous leur cèderiez. Vous vous attireriez ainsi, je pense, la reconnaissance de tous les métayers qui n’en apprécieraient que mieux le changement de maître. Et puis… un château transformé en masure, n’est-ce point là belle et bonne justice ?
- Belle et bonne, je ne sais, mais amusante, pour le moins ! Je vais donner des ordres, j’ai grande hâte de voir les colonnes et les linteaux ciselés bien en place dans toutes les porcheries de la paroisse ! Belpeuch en frémira dans sa tombe !
 
- Alors tu n’as rien ! ricana le Chinglar, prouve-moi que la maison est à toi.
- Mais… Tout le monde le sait ! Reynou mon voisin est lui-même propriétaire, il vous le dira !
- Mais oui, mais oui… D’ailleurs, peu importe, le jeune Nillac poussa la… charité jusqu’à t’offrir une autre masure. Il n’ignore pas que la maison t’appartient et que son père la légua au tien, il le sait. Mais il t’offre un échange et, si tu refuses, qui aura tort, toi ou lui ? Hein, réponds ?
- Moi, reconnut Jehan, mais ma maison je l’ai bâtie de mes mains ! Père et moi avons traîné les pierres du château, nous les avons…
- Je sais, je sais, coupa Chinglar, et vous avez monté une belle maison ; alors, puisqu’elle est belle, le jeune Nillac la veut. C’est normal. Mais tu ne sais pas pourquoi il la désire ? Eh bien, je vais te le dire, c’est juste pour trousser ses gueuses loin des regards de son épouse ! Hé  ! Il en fera un bordeaux et le diable, mon maître, y gagnera des âmes ! Mais va, j’ai de l’estime pour toi et je vais t’aider, Nillac ira baiser ailleurs et le diable n’y perdra rien… Alors, tu me donnes ton accord ?
- Non ! lança Jehan, toute sa peur disparue, non, je me battrai seul ! Je… Je le tuerai s’il faut, mais jamais Nillac n’allongera une mauvaise femme sous mon toit !
Le Chinglar hocha la tête et plissa les sourcils.
- Tout seul, dis-tu ? Hé  ! par Beelzeboub, ton orgueil me plaît ! Tout seul ! Eh bien va tout seul, affronte le seigneur de Nillac et que le plus méchant gagne !
- Je gagnerai sans l’être.
- Oh oh ! Le bon lait tourne vite par temps d’orage… Va, je veillerai quand même sur toi.
 
Le Chinglar regarda Jehan disparaître dans les taillis de châtaigniers. Il traça dans sa direction, grâce à son bâton de houx, quelques signes cabalistiques tout en marmonnant une vague formule. Pure habitude, il ne croyait pas beaucoup à la portée de son geste mais se devait de respecter les coutumes. D’ailleurs, symbole ou pas, sa puissance ne pouvait être mise en doute. La crainte qu’il inspirait s’appuyait sur des faits concrets ; tous les croyaient en cheville avec Satan et tenaient pour mortelles les plus petites de ses malédictions. Lui seul savait qu’elles ne se réalisaient que dans la mesure où les poisons et autres philtres jouaient leurs rôles, aide-toi, l’enfer t’aidera…
Sorcier donc, puisque telle était sa réputation, mais, surtout, empoisonneur de premier ordre. Maître en botanique, mycologue avisé, charmeur d’aspics et de crapauds, usant avec doigté de la propriété de quelques métaux, il fabriquait, par certaines lunes, des poisons pernicieux ou foudroyants, des philtres d’amour ou de longue vie, des onguents aphrodisiaques, des drogues faiseuses d’anges… Il ne détestait pas, à l’occasion, torturer quelques statuettes de cire, mais il ne les lardait de clous de cercueils qu’après s’être assuré que la victime avait bien ingurgité l’innocent bol de lait ou la tisane digestive, offerts par un proche pressé d’hériter ou simplement jaloux…
Le Chinglar ne manquait pas de disciples, aides bénévoles trop effrayés pour lui refuser un service. Mais tout cela n’était que broutille, train-train journalier : ce qu’il voulait désormais c’était le seigneur de Nillac. Il traînait et entretenait sa haine depuis dix ans et avait soudain hâte de conclure. Jehan Bonavi l’aiderait… Il s’était toujours douté que Bonavi refuserait son offre ; Jehan n’était pas une femme, sa fierté lui interdisait de mêler un tiers à son affaire, et puis il faisait ses Pâques, alors ! Mais le Chinglar était quand même heureux, la menace de Bonavi pourrait bientôt être utile : je le tuerais s’il le faut ! Hé , voilà qui serait dit et répété lorsque Nillac mourrait de maux de ventre. Le Chinglar maudissait le baron depuis le jour où celui-ci, au cours d’une partie de chasse, avait, pour rire, enfumé la grotte où il logeait depuis un demi-siècle. Il avait failli crever comme un blaireau dans son trou et n’avait dû son salut qu’à la pestilentielle puanteur dégagée par ses préparations incendiées. L’atroce fumée avait fait fuir les assaillants. L’un d’eux, plus courageux ou moins délicat, n’avait pas déguerpi et accueillit d’une flèche la sortie du locataire. Depuis cette mésaventure, le vieux se cachait, fuyait le grand jour, ne quittait pas, sauf la nuit, l’immense forêt de Nillac. Une grotte à deux issues l’abritait, elle s’ouvrait dans les flancs du puy Brun où personne ne mettait jamais les pieds, tant les lieux étaient malsains.
Le Chinglar palpa sa cuisse gauche, elle le faisait encore souffrir, surtout par changement de temps. Nillac l’avait touché là, il paierait.
 
Jehan hâta le pas, la forêt de Nillac ne valait rien dès le coucher du soleil et sa mauvaise réputation n’était pas due aux loups. Ceux-ci ne devenaient dangereux que par grands froids, lorsque la faim les jetait sur les troupeaux. En revanche, et en toutes saisons, quelques larrons sans foi ni loi pouvaient vous tomber sur les reins, vous ouvrir la gorge d’une oreille à l’autre s’ils étaient d’humeur sombre ou, histoire de rire un peu, vous couper les pieds ou les mains… Les bois de Nillac, vastes et profonds, pleins de grottes, de gouffres et de ravins, offraient un abri sûr à tous les gibiers de potence de la contrée. Certes Jehan ne représentait rien pour les amateurs de bourses, il n’avait pas un sou vaillant et certains brigands s’habillaient et mangeaient mieux que lui. Il ne valait rien, sauf comme cible et qui sait ce dont est capable un larron qui s’ennuie…
Il atteignit enfin le plateau de Rocheflame et respira mieux. Ici au moins, on voyait venir, l’œil portait loin. Il s’engagea sur le sentier qui partait du bourg de Nillac, à plus d’une lieue de là, et s’achevait là-bas, au pied de la maison. Après, ce n’étaient que landes de bruyères. Il passa devant la maison des Reynou, aperçut et salua de loin la Marie qui soignait les cochons. Encore deux cents pas et il serait chez lui. Il s’assombrit en songeant à sa rencontre. Ah ! que le diable emporte et grille ce sorcier ! Surtout ne pas se trahir, ne rien dire à Catherine, elle n’en dormirait plus ; se taire et agir seul.
 
Rocheflame1 Rocheflame2

Posté par Sab1703 à 00:00 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
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