Ah que coucou !
Voici la dernière légende que contient ce recueil Mythes et Légendes la Grèce antique,
narré par Eduard Petiška
et illustré par Zdeněk
Sklenář. Comme cette légende est très longue, je la coupe en deux
parties. La première, que je poste ce jour, narre le retour d’Ulysse jusqu’à
Ithaque, la seconde, que je poste demain, narre les aventures d’Ulysse dès
qu’il pose pied sur sa terre natale et découvre ce qu’il se passe dans son
royaume. Comme cette deuxième partie est longue aussi, après demain je posterai
ma petite bafouille pour expliquer toute la richesse et l’enseignement que nous
propose cette légende…
Bisous,
@+
Sab
Lorsque les flammes eurent
dévasté Troie et que la ville ne fut plus qu’un tas de cendres, Ulysse, roi
d’Ithaque, s’embarqua avec sa flotte, composée de douze navires. Il était
impatient de retrouver sa terre natale d’Ithaque, mais le destin lui avait
préparé le plus extraordinaire voyage qu’ait jamais fait aucun marin.
Dès qu’ils eurent quitté le
port, un vent terrible les détourna de leur direction, malgré les efforts
redoublés des robustes rameurs. Ils furent ainsi repoussés jusqu’à une côte
inconnue, celle de la cité des Cicones, Ismare. Les Grecs débarquèrent et
prirent la ville par surprise. Le butin en valait la peine !
Ulysse était d’avis de quitter
immédiatement ce rivage étranger, mais ses compagnons ne voulurent pas lui
obéir. Ils débouchèrent des outres de vin, allumèrent des feux et rôtirent de
la viande. Pendant ce temps les Cicones avaient appelé leurs voisins à la
rescousse. Aussi nombreux que des feuilles sur les branches d’un arbre, ils
attaquèrent à l’aube les pillards alourdis par les festivités de la veille.
Chaque navire perdit six hommes, et les rescapés ne trouvèrent leur salut que
dans la fuite. Ils regagnèrent en hâte leurs bateaux et levèrent l’ancre
précipitamment.
Ils ne naviguaient pas depuis
longtemps que de nouveau le ciel se couvrit et une tempête se leva. De
furieuses rafales arrachèrent la moitié des gréements. C’est à grand-peine que
les rameurs réussirent à atteindre l’île voisine. Deux jours et deux nuits ils
restèrent sur la plage, se reposèrent, remirent les voiles en état et
redressèrent les mâts. Puis ils repartirent, espérant arriver enfin à atteindre
leur patrie, mais le vent déchaîné les rejeta une fois encore sur un rivage
inconnu. Ils débarquèrent donc sur la terre ferme et renouvelèrent leur
provision d’eau potable. Ulysse envoya trois marins en reconnaissance, pour apprendre
qui étaient les habitants de cette contrée. Comme après un long moment ils ne
revenaient toujours pas, le héros, inquiet sur le sort de ses hommes, partit à
leur recherche. Il découvrit rapidement la raison de leur absence.
Ce pays était celui des
Lotophages, dont l’hospitalité était fort réputée. Ils recevaient aimablement
tous les étrangers et leur offraient de partager leur seule nourriture :
le fruit sucré du lotus. Quiconque avait goûté une seul fois ce mets raffiné ne
souhaitait plus jamais repartir mais désirait rester dans leur contrée jusqu’à
sa mort. C’est ainsi que les trois émissaires grecs étaient devenus à leur tour
victimes de cet étrange charme. Ulysse dut employer la force pour les ramener
avec lui et, bien ligotés, les fit installer à fond de cale. Leurs liens ne
furent détachés que lorsque l’île fut hors de vue.
Après quelque jour d’une
navigation paisible, les navires atteignirent la côte d’une nouvelle contrée.
Un troupeau de chèvres sauvages qui couraient sur les collines donna aux Grecs
l’idée d’aller chasser. Peu de temps après ils revinrent à leur camp, les sacs
gonflés de gibier. Des feux furent allumés et une agréable odeur de viande
grillée se répandit dans l’air. Puis les Grecs arrosèrent leur souper avec du
vin pris aux Cicones.
Mais la curiosité d’Ulysse
était aiguisée par un lambeau de terre entourée d’eau qui se trouvait tout près
de l’endroit où ils reposaient. Malheureusement pour lui, il ne pouvait deviner
que c’était le pays des redoutables Cyclopes, des géants qui ne labouraient ni
ne semaient aucune graine, et qui étaient pourtant très riches.
Aussi le lendemain, dès que la
nuit eut disparu sous les doigts de rose de l’étoile du matin, Ulysse entreprit
avec un seul équipage la traversée qui le tentait. Les autres bateaux restèrent
cachés dans une crique à l’abri des regards. Plus son navire se rapprochait du
sol inconnu, plus grande était sa stupéfaction. Bien que la terre ne soit pas
cultivée, d’énormes épis de blé mûrissaient dans les plaines et de lourdes
grappes juteuses ornaient la vigne sauvage qui serpentait sur les coteaux.
Ulysse ordonna à ses marins de
jeter l’ancre dans une baie tranquille et lui-même, accompagné de douze braves,
partit à la découverte de la nouvelle contrée.
Cherchant avec obstination des
traces de vie humaine, ils se frayèrent un chemin parmi les ronces et les
branches des arbres qui ployaient sous le poids des fruits. Ils s’arrêtèrent
enfin au pied d’une montagne rocheuse, devant l’entrée obscure et béante d’une
grotte à moitié envahie par les lauriers. Un mur de gigantesques pierres était
sommairement érigé autour de la caverne, il aurait fallu la force d’un géant
pour soulever l’une d’elles. Derrière cet enclos bêlaient d’innombrables
chèvres, moutons et agneaux.
Les Grecs franchirent l’enceinte
et entrèrent dans la grotte. Ils virent alors des fromages entiers exposés sur
les feuilles et des récipients prêts pour la prochaine traite. Les fromages et
les pots étaient d’une taille si prodigieuse que les héros essayèrent de
persuader Ulysse de regagner le bateau. Mais celui-ci leur recommanda
d’attendre au moins le retour du géant. Il était curieux d’éprouver son
hospitalité et il retint ses compagnons dans la caverne jusqu’au soir.
Au crépuscule, des pas pesants
se firent entendre. Ils étaient tellement lourds et sonores que du sable tomba
du plafond de la grotte. Le géant Polyphème apparut, porteur d’un énorme tronc
d’arbre. Il le laissa tomber sur le sol, poussa un énorme rocher pour fermer
l’entrée de la caverne et fit un feu. Les flammes s’élevèrent bientôt,
éclairant le visage du géant. C’est alors que les Grecs remarquèrent qu’il
n’avait qu’un seul œil au milieu du front, et cet œil unique les examinait
attentivement.
« Qui êtes-vous,
étrangers ? » demanda-t-il d’une voix rude, « et que
cherchez-vous ici ? »
« Nous sommes
Grecs », dit Ulysse en s’avançant bravement. « Nous revenons de la
ville de Troie que nous avons conquise et nous te demandons l’hospitalité. Tu
sais aussi bien que nous que les dieux commandent de traiter les invités avec
respect. »
Polyphème éclata de rire et
toute la caverne trembla :
« Les dieux ? Ils
commandent ? Je n’ai que faire de tes dieux ! Nous, les Cyclopes,
nous sommes plus forts qu’eux et je suis le plus grand des Cyclopes. Nous
faisons ce qui nous plaît, comprends-tu ? Et où avez embarqué ?
Parle ! »
Ulysse qui était très rusé
comprit qu’il était préférable que le désagréable géant n’apprenne pas où était
leur bateau.
« Nous n’avons pas de
navire », répondit-il, « Poséidon, le roi des mers, a jeté notre vaisseau
contre un rocher, été nous sommes les seuls rescapés ; tous les autres
sont morts. »
Le cyclope ne dit rien, il
tendit en silence la main et se saisit de deux Grecs qu’il dévora avec une
satisfaction évidente. Puis il but du lait de chèvre et s’installa pour la
nuit, au milieu de son troupeau.
Les héros furent glacés
d’horreur. Le souvenir de cet effroyable repas les empêcha de dormir. Ils
implorèrent avec désespoir l’aide de Zeus. Quant à Ulysse, il se demandait s’il
ne devrait pas tuer avec son épée le géant endormi. Mais s’il le supprimait,
qui déplacerait le rocher qui bouchait l’entrée de la caverne ? En
réunissant toutes leurs forces ils n’y arriveraient pas.
Le lendemain matin, le monstre
ralluma le feu, et procéda à la traite des brebis et des chèvres. Puis il
s’empara à nouveau de deux Grecs et les mangea pour son petit déjeuner.
Lorsqu’il eut avalé la dernière bouchée, il repoussa le rocher comme si c’était
une petite barrière, fit sortir son troupeau et referma la caverne derrière lui
de façon à ce que ses prisonniers ne puissent s’échapper.
Les malheureux captifs
s’assirent tristement autour du feu qui achevait de se consumer en attendant
avec anxiété le retour du Cyclope. Seul Ulysse ne cessa pas d’élaborer des
plans d’évasion. Les idées lui venaient les unes après les autres, mais il les
repoussait toutes car elles présentaient trop de risques. Tandis qu’il
examinait la grotte à la recherche d’une issue, il aperçut la massue du géant,
qui était posée contre la paroi. Elle était aussi grande que le mât d’un
puissant navire. Alors qu’il la regardait, une ruse lui vint à l’esprit. Il
tailla un morceau de bois dans le gourdin et appela ses amis pour le polir et
l’aiguiser. Puis il expliqua son plan. Ils tirèrent au sort quatre hommes qui
devraient aider leur chef dans sa tâche. Ensuite ils cachèrent très
soigneusement l’épieu de bois qu’ils avaient préparé.
Vers le soir, Polyphème revint
avec son troupeau et referma l’entrée derrière lui. Il s’assit et, après avoir
récolté le lait de ses bêtes, il choisit deux nouvelles victimes. Puis il se
prépara à se coucher. C’est alors qu’Ulysse s’approcha de lui, et, lui tendant
une coupe pleine d’épais vin ciconien que les prisonniers avaient gardé avec
eux dans une outre, lui dit :
« Bois, Cyclope. Peut-être
que cette coupe de savoureux breuvage adoucira la cruauté de ton cœur. »
Le géant avala le liquide d’un
seul trait et le trouva fort bon.
« Verse encore »,
ordonna-t-il.
Ulysse obéit, à la grande
satisfaction de Polyphème.
« Jamais je n’ai bu un
vin aussi délicieux », déclara ce dernier. « Aussi ne serai-je pas
ingrat : dis-moi ton nom, et je te ferai à mon tour un présent ».
Le héros servit à nouveau le
Cyclope et lui dit avec ruse :
« Je vais te dire mon
nom, mais n’oublie pas le cadeau que tu m’as promis. Je m’appelle
Personne ; Personne est le nom que m’ont donné mes parents et mes amis. »
Le géant bredouilla sa
réponse, car déjà le vin avait rendu sa langue pâteuse :
« Ecoute-moi, je t’aime
bien. Je te mangerai en dernier, mon cher Personne, tel sera mon
présent. »
Puis il se tut, s’abattit
lourdement sur le sol et s’endormit de l’épais sommeil des ivrognes. Alors
Ulysse et ses compagnons se saisirent de l’épieu qu’ils avaient préparé et le
firent rougeoyer dans les braises.
Lorsqu’il fut incandescent,
ils le soulevèrent et de toutes leurs forces l’enfoncèrent tout droit dans
l’œil unique du Cyclope.
Polyphème se réveilla avec un
cri atroce qui ébranla les parois de la grotte et toute la montagne. Terrorisés,
les Grecs se cachèrent dans les recoins de la caverne. Le géant arracha le pieu
aussi facilement que s’il s’était agi d’une écharde, et se mit à tituber
fébrilement dans son antre. Comme il était devenu aveugle, les captifs purent
se cacher derrière les rochers saillants, si bien que le monstre n’écrasait
entre ses doigts que des pierres et de l’argile.
Ses gémissements et ses
imprécations furent entendus des autres Cyclopes. Ils sortirent en courant de
leurs grottes et lui demandèrent ce qui lui était arrivé, et pourquoi il les
avait réveillés. Est-ce que quelqu’un essayait de l’assassiner ?
Fou de douleur, Polyphème
arrivait tout juste à hurler :
« Personne est en train
de me tuer, Personne. »
Les géants hochèrent la tête
et crièrent :
« Personne ? Alors
pourquoi hurles-tu ? Est-ce que Zeus t’a envoyé une maladie ? Prie
donc ton père Poséidon pour qu’il allège ta souffrance. »
Et les monstres s’en
retournèrent chez eux.
Le lendemain matin le Cyclope
entrouvrit en geignant l’accès de la caverne pour laisser les chèvres et les
brebis aller dans leurs pâturages. Lui-même s’assit près de l’entrée et tâta
soigneusement le dos de chaque animal pour s’assurer que les Grecs n’essayaient
pas de fuir.
Cependant Ulysse inventa une
nouvelle ruse : il attacha les béliers trois par trois avec de l’osier et
ligota chacun de ses hommes sous la bête du milieu. Quant à lui, il s’accrocha
sous le ventre du plus gros mâle et, caché dans la laine, parvint ainsi à
sortir de la grotte avec ses compagnons.
Une fois dehors, ils
abandonnèrent leurs véhicules improvisés et coururent de toutes leurs jambes
jusqu’au bateau qui les attendait caché dans une baie. L’équipage les
accueillit avec un grand soulagement. Seule la pensée de ceux qui avaient péri
dans l’aventure atténua leur joie : Polyphème avait dévoré six héros !
Mais comme ce n’était pas le
moment de gémir, et que le danger était encore grand, Ulysse ordonna à son
équipage de lever l’ancre après avoir embarqué des moutons. Lorsqu’ils furent
en pleine mer, Ulysse se retourna vers la côte hostile et cria :
« Polyphème, m’entends-tu ?
Tu as eu la punition que tu méritais pour tes forfaits et ton impiété. Tu n’as
pas hésité à levé la main sur tes invités, aussi tu as été châtié par les
dieux ! »
Le géant entendit Ulysse et
bondit hors de sa caverne. Il arracha le sommet d’une montagne et le jeta en
direction de la voix. Le rocher tomba juste devant le bateau d’Ulysse et
faillit le toucher. Les vagues se levèrent et rabattirent le navire vers le
rivage. Ce n’est qu’au prix d’immenses efforts que les rameurs parvinrent à
s’en éloigner à nouveau.
Lorsqu’ils eurent atteint une
distance double de la précédente, et que l’île des Cyclopes était déjà loin,
Ulysse appela de nouveau :
« Si quelqu’un te demande
qui t’a rendu aveugle, réponds que c’est Ulysse, le roi d’Ithaque ! »
« Malheur à
moi ! » s’écria Polyphème, « ainsi la vieille prophétie s’est
réalisée. L’augure m’avait dit qu’Ulysse m’aveuglerait. Je pensais qu’il
s’agirait d’un homme aussi grand que moi avec lequel je me battrais. Et voilà
que c’est ce minuscule individu dont la ruse me prive de la vue. Mais tu
verras, Ulysse : je dirai à mon père Poséidon de te faire voyager pendant
longtemps avant de te laisser rentrer chez toi seul, ruiné, sans amis et sur un
bateau étranger ! »
Sur ces mots, il précipita un
second rocher encore plus grand dans la mer et faillit briser le gouvernail.
Les Grecs s’arc-boutèrent sur
leurs rames et franchirent une fois encore les vagues déchaînées. Ils
échappèrent donc au géant et rejoignirent bientôt leurs amis restés sur l’île
des chèvres sauvages. Ils partagèrent leur butin et Ulysse sacrifia à Zeus le
bélier sous le ventre duquel il s’était échappé. Mais le roi des dieux
n’accepta pas son présent : instruit par Poséidon des malheurs de
Polyphème, il prépara de nouveaux obstacles pour la suite de leur traversée.
Le lendemain à l’aube, les
Grecs repartirent pour Ithaque. Ils eurent quelques jours de traversée
paisible, et atteignirent une île entourée de remparts d’airain. La chance
était avec eux, car dans ce pays vivait le roi Eole, qui commandait aux vents.
L’aimable souverain reçut avec égards Ulysse et ses compagnons et les
questionna avec intérêt sur la guerre de Troie et leur voyage. Des fêtes furent
organisées en leur honneur pendant un mois tout entier.
Lorsqu’il furent sur le point
de repartir, Eole les aida dans leurs préparatifs et donna à Ulysse un cadeau
aussi précieux qu’original : il emprisonna en effet dans un grand sac en
peau de bœuf tous les vents contraires et le lia soigneusement avec une corde
d’argent. Puis il ordonna à une douce brise de gonfler les voiles des navires
et d’emmener les bateaux grecs jusqu’aux côtes d’Ithaque.
Neuf jours et neuf nuits
durant, le vent poussa les bateaux, puis enfin ils aperçurent la côte
d’Ithaque. Ils s’en rapprochaient si vite que bientôt ils purent distinguer les
bergers assis devant leurs feux. Alors, vaincu par la fatigue et les veilles,
Ulysse s’endormit.
« Regardez ! »
dirent les marins, « Ulysse s’’est endormi. Nous allons savoir à présent
quels trésors il rapporte dans le sac de cuir du roi Eole. Ce n’est pas bien de
sa part de ne pas nous les montrer, il veut sûrement éviter de partager avec
nous l’or et l’argent.
Ils s’emparèrent du sac et
l’ouvrirent. Les vents déchaînés se ruèrent aussitôt par l’ouverture en
gémissant et en sifflant. Puis ils entraînèrent toute la flotte dans une
gigantesque tempête et la rejetèrent loin de leurs pays dans une mer inconnue.
Alors Ulysse se réveilla et vit le malheur qui était arrivé. Pris de désespoir,
il songea un moment à se jeter dans les vagues. Lorsque la tornade se calma,
ils s’aperçurent que les navires étaient revenus près des rivages de l’Ile
d’Eole.
Le héros alla droit au palais
où se trouvait le roi des vents. Celui-ci à sa vue exprima son étonnement et
lorsqu’il apprit la raison de son retour, il se mit en colère et
s’exclama :
« Va-t’en de chez moi et
quitte immédiatement mon pays. Les dieux t’on sûrement puni à cause d’un méfait
que tu as commis. Je te retire mon amitié ainsi que ma protection. »
Ulysse quitta tristement le
palais et retourna auprès de ses compagnons. Ils ne pouvaient plus compter sur
la clémence des vents. Les coques des navires fendirent les vagues avec
difficulté malgré les efforts des rameurs, dont les fronts se couvraient de
sueur.
Après avoir quitté l’île
d’Eole, les marins fatigués abordèrent un pays montagneux qu’ils ne
connaissaient pas. Ils trouvèrent pour jeter l’ancre une baie accueillante,
mais Ulysse fit mouiller son navire un peu plus loin près d’un rocher du haut
duquel il voulait examiner la nouvelle contrée.
Une vaste plaine déserte
s’étendait devant ses yeux. Au loin s’élevait vers le ciel une colonne de fumée
qui semblait indiquer l’existence d’une ville. Le héros redescendit au port et
envoya trois Grecs en mission de reconnaissance. Ces hommes traversèrent la
plaine, puis une épaisse forêt avant d’arriver aux portes d’une ville dont les
maisons étaient gigantesques. La première personne qu’ils rencontrèrent fut une
jeune fille qui prenait de l’eau à une fontaine. Elle était d’une taille
inhumaine, grande comme une tour, ais elle répondit avec complaisance à toutes
les questions que lui posèrent les émissaires. Ils apprirent ainsi qu’ils
avaient jeté l’ancre dans le pays des Lestrygons et que le nom de la cité était
Télépyle. Puis elle les emmena chez ses parents, qui étaient les souverains de
l’île. C’est là qu’ils eurent une des plus grandes surprises de leur vie :
devant eux se tenait une reine aussi grande qu’une montagne. Dès qu’elle les
vit, elle appela son mari. Sa voix ressemblait au fracas causé par une
avalanche. Quant au roi qui arriva en courant, c’était un véritable monstre.
Sans plus attendre, celui-ci s’empara d’un des hommes et le fit préparer pour
son déjeuner. Les deux autres marins réussirent à s’échapper et à rejoindre
leur navire.
Malheureusement, l’alarme
était donnée et les horribles Lestrygons se mirent à fourmiller dans la plaine,
puis se précipitèrent vers la côte. Ils brisèrent des rochers et les jetèrent
de toutes leurs forces sur les bateaux qui sombrèrent aussitôt corps et biens.
Seul le vaisseau d’Ulysse fut épargné par cet atroce massacre, car il avait
levé l’ancre plus promptement que les autres et était déjà hors d’atteinte.
L’unique navire, qui emmenait
Ulysse et quelques compagnons rescapés, se remit à fendre les vagues. Epuisés
par la fatigue et l’émotion, les Grecs accostèrent quelque temps après sur le
rivage d’une petite île. A peine débarqués, ils s’écroulèrent sur le sol et
s’endormirent pendant deux jours et deux nuits.
A l’aube du troisième jour,
tandis que l’étoile du matin commençait à peigner les cheveux d’or d’une
nouvelle aurore, Ulysse prit une lance et un glaive et s’enfonça au cœur du
pays. Il découvrit bientôt un chemin et remarqua un filet de fumée qui
s’élevait au-dessus de la cime des arbres. Comme il revenait auprès de ses
hommes, un énorme cerf traversa sa route. Le héros le tua d’un coup de lance et
rejoignit la troupe en traînant son fardeau. Les marins affamés se réjouirent
de l’aubaine et se gavèrent de viande grillée. Le sommeil et la nourriture leur
redonnèrent force et courage. Après le repas, Ulysse divisa sa petite troupe en
deux détachements. Lui-même prit la tête du premier et il donna le commandement
de l’autre au barreur Euryloque. Puis ils tirèrent au sort, pour décider lequel
des deux groupes irait explorer l’intérieur du pays. La mission échut à celui
d’Euryloque qui partit non sans crainte vers la forêt. Ils ne pouvaient
s’empêcher de penser à ceux de leurs compagnons qui avaient disparu dans de
semblables randonnées chez les Cyclopes et les Lestrygons. Aussi
n’avançaient-ils qu’avec prudence et lenteur.
Ils atteignirent bientôt une
clairière au milieu de laquelle s’élevait une grande maison. Des loups et des
lions paissaient autour de l’habitation, mais ils n’attaquèrent pas les
étrangers. Bien au contraire, ils les fêtèrent comme des animaux domestiques se
réjouissent du retour de leur maître. Une douce mélodie s’échappait de la
maison, qui appartenait à la magicienne Circé, maîtresse de ce féerique
domaine. Elle ouvrit sa porte aux Grecs et les invita à entrer. Ceux-ci se
sentirent incapables de résister à ses appels et pénétrèrent dans la maison.
Euryloque, méfiant, fut le seul à rester dehors.
La magicienne fit asseoir ses
invités et leur prépara des mets délicieux accompagnés de miel et de vin fort.
Sans être vue, elle y ajouta aussi un liquide magique.
Les marins avalèrent le tout
de fort bon appétit. Soudain, leur apparence commença à se transformer. D’abord
leur peau se couvrit de soies, puis leurs têtes s’allongèrent et prirent la
forme de groins de cochons, enfin, tout grognants, ils se retrouvèrent à quatre
pattes. Circé, armée d’une baguette, les conduisit dans la porcherie où ils
reçurent des glands et des épluchures.
Après avoir attendu en vain
ses compagnons, Euryloque décida de rejoindre le navire car il se doutait qu’un
mauvais sort les avait frappés.
« Fuyons pendant que cela
est encore possible », conseilla-t-il à Ulysse, « seuls les dieux
savent quel nouveau danger nous guette ici. »
« Nous ne pouvons pas
abandonner nos amis, » répondit le héros. Il demanda à son barreur quel
chemin il avait suivi et il partit seul, bien armé, à la recherche de ses
hommes.
Il rencontra en cours de route
un beau jeune homme sous les traits duquel il reconnut le dieu Hermès. Celui-ci
lui saisit la main et lui dit :
« Pourquoi te
dépêches-tu ? Crois-tu que sans un concours divin tu pourras aider tes
compagnons, changés en porcs par la magicienne ? Moi, je suis prêt à
t’aider. »
Il se pencha et ramassa une
herbe à la racine noire, ornée d’une fleur blanche. « Cette plante »,
dit-il, « s’appelle le moly, elle te permettra de résister au pouvoir
magique de Circé. Prends-la. Lorsque la jeune femme te touchera avec sa
baguette magique, dégaine ton épée et jette-toi sur elle comme si tu allais la
tuer. Tu pourras alors obtenir facilement d’elle le serment qu’elle ne te fera
aucun mal. Plus aucun danger ne te menacera et tu pourras retrouver tes
marins. »
Sur ces mots, Hermès disparut,
Ulysse, songeur, s’avança vers la maison. La magicienne l’accueillit à la
porte, l’invita à entrer et avec un sourire lui tendit un breuvage magique. A
peine eut-il fini de le boire qu’elle le frappa avec impatience de sa baguette
magique en lui ordonnant d’une voix dure :
« Va dans la porcherie
rejoindre tes amis ! »
Mais cette fois le philtre
n’eut aucun effet, car le héros était protégé par l’herbe divine. Suivant les
conseils du jeune dieu, il brandit son épée comme s’il allait la décapiter.
Stupéfaite et terrorisée, Circé tomba à genoux et lui enlaça les jambes :
« Ciel ! »
s’écria-t-elle. « N’es-tu pas Ulysse dont on m’a prédit la venue ? Si
tu es cet homme, range ton glaive et soyons amis. »
« Jure », lui
répondit-il sans abaisser son arme, « jure que tu ne me feras jamais aucun
mal. »
L’enchanteresse en fit le
serment. Alors il accepta son hospitalité et déposa son épée. Des servantes
préparèrent un festin. L’une dressa la table et drapa des toiles pourpres sur
les bancs, la seconde mélangea dans une coupe d’argent du vin doux comme le
miel et de l’eau pure comme le cristal, tandis que la troisième préparait un
bain pour le courageux voyageur.
Quand Ulysse se fut rafraîchi
et qu’il eut revêtu les nouveaux vêtements offerts par Circé, il s’assit à la
table couverte de mets de choix.
Pourtant il ne mangeait pas et
restait immobile, le regard triste.
« Pourquoi refuses-tu de
goûter à notre repas ? » demanda la magicienne. « Peut-être
es-tu habitué à une nourriture plus raffinée ? »
« Comment pourrais-je me
réjouir alors que mes amis souffrent ? » répondit le héros.
« Libère-les de ton envoûtement et j’oublierai ma tristesse ! »
La jeune femme accéda à la
requête d’Ulysse. Elle sortit dans a cour, ouvrit les portes de la porcherie et
frotta chaque animal avec un onguent magique. Ils perdirent aussitôt leurs
crins, leurs corps se redressèrent et bientôt, au lieu de porcs, des hommes
vigoureux entourèrent leur chef. Ils le remercièrent chaleureusement de les
avoir délivrés. Circé proposa à Ulysse de faire venir le reste des marins.
Ceux-ci halèrent leur bateau sur le sable avant de se joindre à leurs
compagnons. La magicienne et ses nymphes les reçurent toute une année, durant
laquelle jamais une coupe ou une assiette ne restèrent vides.
Les jours s’étaient rapidement
écoulés, entre les fêtes et les jeux. Au bout d’une année, Ulysse demanda à
Circé de les laisser partir, lui et ses compagnons.
« Je ne peux pas vous
retenir malgré vous, » dit-elle alors. « Mais si vous voulez écourter
votre voyage, vous devrez descendre au royaume des ténèbres et demander un
augure à l’ombre du prophète aveugle Tirésias. »
Le héros était assez troublé
par l’idée de cette dangereuse expédition, mais la magicienne le rassura :
« Ne craignez rien,
Ulysse. Fais hisser les voiles : le vent se chargera de t’emmener à
destination. Lorsque tu auras traversé l’océan, tu apercevras une côte plate
ornée d’un bosquet de saules et de noirs peupliers. C’est le bosquet de la
déesse Perséphone et c’est aussi l’entrée du royaume des ombres. Tu devras
alors t’avancer tout seul et trouver un endroit isolé où tu creuseras un trou
et sacrifieras aux morts un bélier et une brebis noirs. L’odeur du sang des
bêtes immolées fera sortir les ombres des défunts et ils te demanderont à
boire. Mais tu les en empêcheras avec ton épée et ne leur permettras de
s’approcher que lorsque tu auras obtenu l’augure de Tirésias. »
Circé choisit alors une brebis
noire et un bélier de même couleur, les donna au héros et lui souhaita un bon
voyage.
Une brise favorable soufflait
et le bateau planait sur les vagues comme un oiseau. Bientôt le rivage annoncé,
garni de peupliers et de saules, apparut à l’horizon. Ulysse, suivant le
conseil de la magicienne, se rendit seul sur la plage sinistre où il creusa un
trou dans le sol.
Dès qu’il eut prononcé les
paroles rituelles et que le sang des animaux immolés eut coulé dans le trou,
les âmes des défunts sortirent une à une du monde inférieur. Des jeunes gens,
des vieillards, des femmes et des enfants, des guerriers, tous s’attroupèrent
en gémissant autour des bêtes sacrifiées.
Ulysse dégaina son épée et
empêcha les ombres de se précipiter pour boire le sang chaud. Parmi elles, le
roi d’Ithaque reconnut sa mère, qui était encore vivante quand il était parti à
la guerre. A sa vue, il pleura abondamment mais il ne la laissa pas s’humecter
les lèvres. Enfin la silhouette de Tirésias s’approcha de lui et l’invita à
ranger son glaive. Le prophète étancha sa soif et dit :
« Ulysse, tu as gravement
offensé le dieu Poséidon en rendant aveugle son fils Polyphème. Il sèmera
encore des embûches sur ta route. Mais tu suis mes conseils, tu pourras rentrer
chez toi. Tu vas bientôt aborder sur l’île de Trinacrie. Des troupeaux bien
nourris paissent dans ses prairies. Ils appartiennent au dieu du soleil Hélios.
N’y touchez pas, sinon je peux prédire la destruction de ton bateau et la mort
de tous tes compagnons. Tu retourneras dans ton pays natal seul et sur un
bâtiment étranger. Et même à ton arrivée, tu ne trouveras rien de bon. Ton
palais sera plein d’arrogants prétendants à la main de ton épouse Pénélope. Tu
devras les châtier, puis offrir un sacrifice au dieu Poséidon. Alors tu vivras
heureux pendant de très nombreuses années. »
Ulysse remercia le prophète et
lui demanda :
« Je viens de voir parmi
les morts l’ombre de ma mère. Comment puis-je lui parler ? »
« Tous ceux à qui tu
permettras de goûter ce sang pourront te répondre et te diront la
vérité », dit-il, et sur ces mots il rentra silencieusement dans le
royaume des défunts.
Ulysse fit boire sa mère.
Aussitôt elle le reconnut et s’exclama :
« Que fais-tu donc ici,
mon fils ? Parcours-tu le monde depuis la chute de Troie ? N’es-tu
pas retourné à Ithaque auprès de ta femme et de ton fils ? »
Alors le héros lui raconta son
triste destin et lui demanda des nouvelles de sa famille.
« Ta femme fidèle,
Pénélope, t’attend toujours et pleure ton absence », répondit-elle.
« Ton fils Télémaque a grandi en force et en sagesse. Quant à ton vieux
père, il a hâte de te voir avant de mourir. Il a quitté la ville pour la
campagne où il travaille la terre comme un paysan. Moi, je n’ai pas pu
supporter de ne pas te revoir et j’ai quitté la vie. »
Sur ces mots, elle se tut et,
sans laisser à Ulysse le temps de la serrer dans ses bras, elle se volatilisa
comme un léger brouillard sous un souffle de vent.
Alors s’avança l’ombre du roi
Agamemnon. Il étancha sa soif et reconnut Ulysse. Les larmes aux yeux, il lui
raconta comment sa propre femme, Clytemnestre, l’avait assassiné à son retour
de la guerre et lui conseilla la prudence lorsqu’il atteindrait Ithaque.
Peut-être quelqu’un y souhaitait aussi sa mort.
Puis vinrent les fantômes des
valeureux guerriers qui avaient combattu sous les murs de Troie. Achille
reconnut en Ulysse son brave compagnon et celui-ci le félicita de la primauté
qu’il avait obtenue dans le royaume des morts. Mais, d’une voix triste, le
héros répliqua :
« Je préférerais être
laboureur sur terre ou bien serviteur d’un pauvre homme dans quelque pays
étranger, plutôt que gouverneur des morts au royaume infernal. »
Il demanda à Ulysse des
nouvelles de son fils et fut heureux d’apprendre qu’il s’était vaillamment
conduit à la guerre ;
Ajax passa en silence, car il
était encore en colère de n’avoir pas obtenu l’armure d’Achille.
Dans cette longue procession
de défunts, le héros reconnut beaucoup de ses anciens compagnons. Mais, soudain
saisi d’horreur devant ces âmes gémissantes, il se détourna d’elles et s’enfuit
vers son bateau. Les marins tirèrent vigoureusement sur les rames et le navire
s’éloigna de la sinistre côte.
Instruit pas Circé, Ulysse
savait d’avance qu’ils allaient affronter deux nouveaux dangers.
Il fallut d’abord échapper au
piège tendu par les Sirènes à tous les navigateurs. Ces nymphes de la mer
attiraient les voyageurs vers leur île au moyen de chants irrésistibles et dès
qu’un vaisseau se dirigeait vers l’endroit d’où provenaient les voix
charmantes, il se brisait sur des récifs cachés sous la surface de la mer.
Aussi, pour qu’ils résistent à l’envoûtement fatal, Ulysse obligea ses hommes à
se boucher les oreilles avec de la cire de façon qu’ils ne puissent entendre la
mélodie traîtresse. Quant à lui, il se fit attacher solidement au mât. Ainsi il
entendit le chat des Sirènes sans pouvoir se jeter à la mer pour les rejoindre
à la nage comme il l’aurait sûrement fait s’il avait été libre.
Ils échappèrent dont aux Sirènes,
mais peu de temps après ils entendirent un bruit effroyable. Le second péril
les guettait : c’était le monstre Scylla qui grondait dans une caverne
creusée dans une immense falaise. Ses six têtes de chien se secouaient
au-dessus de la surface de l’eau en aboyant sans arrêt. Face à la grotte
inhospitalière surgissait de la mer un petit rocher au pied duquel se tenait la
fille de Poséidon, Charybde, qui trois fois par jour aspirait et recrachait une
énorme quantité d’eau. Autour de son refuge la mer bouillonnait, les falaises
ajoutaient au fracas de la mer et les vagues étaient noires de la terre
qu’elles charriaient. Tout bateau qui échappait à Scylla était immanquablement
englouti dans l’horrible tourbillon de Charybde.
Glacés d’horreur, les
compagnons d’Ulysse lâchèrent leurs rames. Mais celui-ci les encouragea et leur
ordonna de contourner le rocher le plus grand. Tel avait été le conseil de la
magicienne Circé. Ils tirèrent donc sur les rames, mais ne purent éviter
Scylla : ses six têtes se dressèrent. Elles happèrent six marins et les
entraînèrent au fond de la grotte où ils furent avalés. Le reste de l’équipage
échappa à Charybde, qui, elle, les aurait tous exterminés.
Ils étaient épuisés lorsqu’ils
aperçurent les côtes de l’île de Trinacrie. Là, les troupeaux du dieu Hélios
paissaient dans des prairies où poussait une herbe odorante. Ulysse ne voulait
pas débarquer sur l’île : il craignait que ses marins ne fissent du mal aux
troupeaux, ce qui aurait permis à la prédiction de Tirésias de s’accomplir.
« Permets-nous de nous
reposer un peu après ce pénible voyage », dit à Ulysse le barreur
Euryloque. « Nous nous reposerons un peu avant de repartir, sans nous
occuper le moins du monde de ces troupeaux. »
Ulysse était réticent, mais
finalement, lorsque tous les marins eurent juré qu’ils ne toucheraient pas aux
animaux sacrés, mais se contenteraient des vivres qu’ils avaient avec eux, il
donna son accord. Ils jetèrent l’ancre, allèrent à terre et les marins se
roulèrent avec délices sur l’herbe tendre.
Mais cette nuit-là, Zeus
déclencha une tempête, et par la suite les ouragans soulevèrent constamment les
vagues. L’état de la mer ne permettait pas aux marins de quitter l’île. Les
Grecs échouèrent leur bateau et s’installèrent. Tant que durèrent leurs vivres,
aucune difficulté ne s’éleva. Jour après jour, nuit après nuit, la tempête
continuait.
Bientôt, un long mois s’était
écoulé et les Grecs étaient toujours retenus sur l’île. On vint à bout des
vivres, et la faim commença à tourmenter les hommes. Et il restait toujours
impossible de reprendre la mer.
Un jour, Ulysse quitta le camp
pour aller inspecter la côte. En son absence, Euryloque s’adressa aux
hommes :
« Voulez-vous mourir de
faim tandis que le bétail le plus gras que j’aie jamais vu paît tranquillement
autour de vous ? Allons tuer quelques vaches. Nous offrirons les meilleurs
morceaux en sacrifice aux dieux. Nous nous partagerons le reste. »
Les marins affamés ne furent
pas longs à se ranger à cet avis, et promirent que s’ils en réchappaient, ils
construiraient à Ithaque un temple magnifique dédié à Hélios. Puis ils
capturèrent quelques têtes de bétail, les abattirent rapidement et en offrirent
les meilleurs morceaux en sacrifice aux dieux. Ils se mirent en devoir de cuire
le reste pour eux-mêmes. Ulysse s’en revint alors, trop tard pour les arrêter.
Il se lamenta et reprocha amèrement à ses compagnons de n’avoir pas su tenir
leur promesse.
La malédiction des dieux fut
vite évidente : les peaux des animaux abattus commencèrent à ramper dans
l’herbe, la viande crue meugla aux broches. De son char, Hélios avait tout vu.
Il raconta à Zeus et aux
autres dieux le forfait dont les marins s’étaient rendus coupables. Il exigea
pour les compagnons d’Ulysse un prompt châtiment et menaça, s’il n’en était pas
ainsi, de descendre au royaume des morts et de redonner la lumière aux ombres
des défunts.
Pendant six jours, les hommes
se nourrirent de la chair des bêtes abattues. Le matin du septième jour, la mer
se calma et ils purent lever l’ancre. Trinacrie disparut bientôt de l’horizon,
et la mer immense s’étendit de tous côtés autour d’eux. Zeus ne retarda pas
davantage le châtiment qu’il réservait aux marins. Il envoya dans le ciel bleu
un nuage noir, déchaîna une tempête et enveloppa le navire dans une trombe. Le
bateau chavira dans la mer écumante, et tous les marins furent précipités dans
les flots. Seul Ulysse, qui n’avait pris aucune part au massacre du bétail
d’Hélios fut épargné.
La dixième nuit après le
désastre, il fut rejeté avec le bout d’épave auquel il s’était accroché sur la
côte de l’île d’Ogygie. Sur cette île vivait la nymphe Calypso, dans une grotte
abritée parmi les buissons en fleurs. Elle accueillit Ulysse dans sa demeure
des plants de vigne ; elle le traita magnifiquement et tenta de lui faire
oublier le monde extérieur. Pendant sept ans, Calypso retint Ulysse sur l’île,
sans lui permettre de repartir.
Enfin la déesse Athéna prit en
pitié le captif et intercéda en sa faveur auprès de Zeus, roi des dieux. Zeus
envoya Hermès, le messager des dieux, pour ordonner à la nymphe de laisser
Ulysse s’en aller.
Ulysse se tenait, comme il en
avait pris l’habitude, assis au bord de la mer et regardait au loin. Il avait
le mal du pays et pleurait. Soudain, il entendit une voix derrière lui :
« Je n’ai aucune envie de
me séparer de toi, Ulysse, disait Calypso. « J’aurais voulu que tu restes
avec moi pour toujours ; tu aurais été jeune éternellement, et serais
devenu immortel. Mais je ne puis m’opposer à un ordre de Zeus. Construis-toi un
radeau, et rentre dans ton pays natal ! »
Ulysse ne parvenait pas à
croire que la nymphe le libérait. Quand il fut revenu de sa stupéfaction, il
saisit joyeusement une hache et se mit à abattre des arbres. Bientôt, son
radeau était construit. La nymphe lui donna de l’eau et des vivres.
De nouveau, Ulysse navigua sur
la mer aux vagues ondulantes. Une jolie brise soufflait, et son voyage commença
bien. Après quelques jours de navigation, il aperçut de nouveau la terre. La
silhouette sombre de la terre des Phéaciens se détachait à l’horizon. Pourtant,
Ulysse ne devait pas atteindre la côte sans encombre : le dieu Poséidon
aperçut son radeau et agita furieusement la mer avec son trident. Il voila de
nuages la terre et le ciel, et déchaîna contre Ulysse les pires tempêtes. Une
énorme vague jeta à la mer le héros, et pendant deux jours et deux nuits il
flotta entre la vie et la mort, désespérément agrippé à une planche.
Au matin du troisième jour, il
aperçut la côte bordée de forêts. Une grande vague le jeta à terre, mais une
autre vague revint l’emporter dans la mer. Il rassembla ses dernières forces et
parvint à se traîner à terre, à l’endroit où un petit cours d’eau se jetait
dans la mer. Une fois en sécurité, il s’évanouit et s’effondra sur le sol. La
fraîcheur de al nuit l’éveilla, car il avait perdu tous ses vêtements dans la
tempête. Il alla dans un bois d’oliviers, fit un tas avec des feuilles tombées
des arbres, et s’y installa comme dans un lit. A peine couché, il sombra dans
un sommeil profond. Il ne savait pas qu’il dormait sur le territoire des
Phéaciens.
Pendant qu’il dormait, la
déesse Athéna continuait à se préoccuper de son retour au pays natal. Elle alla
en hâte au palais du roi des Phéaciens, Alcinoos, et se mit en quête de sa
fille Nausicaa. La belle Nausicaa était endormie dans son lit, et même endormie
elle ressemblait à une déesse. Athéna se pencha au-dessus d’elle et lui suggéra
un rêve. Dans ce rêve elle lui donna l’idée d’aller le lendemain matin avec ses
servantes jusqu’à la rivière pour laver ses magnifiques vêtements.
Les rayons du soleil du matin
dissipèrent le rêve et Nausicaa s’éveilla. Elle alla trouver son père, et lui
demanda de lui faire préparer un char. Aidée par ses servantes, elle chargea le
char de vêtements, et se mit en route ver l’embouchure de la rivière comme son
rêve de la nuit lui en avait donné l’idée. Elle conduisait seule son
char ; les servantes la suivaient à pied. Bientôt, les vêtements furent
lavés. Quand tout fut fini, les jeunes filles se baignèrent et prirent un léger
repas. Puis Nausicaa lança une balle à une jeune fille qui se trouvait près de
la rivière, et Athéna dirigea la balle de façon telle qu’elle tomba au milieu
du courant. Toutes les jeunes filles se mirent à crier et ces cris réveillèrent
Ulysse.
D’abord, il eut peur d’avoir
encore abordé dans un pays habité par d’affreux géants, mais il distingua vite
les voix des jeunes filles. Il cassa une branche assez touffue pour cacher sa
nudité, et sortit des buissons. A peine les jeunes filles l’avaient-elles
aperçu que leurs cris redoublèrent et qu’elles s’enfuirent à toutes jambes.
Ulysse était sale, boueux, et, avec la branche qu’il tenait devant lui,
ressemblait davantage à un spectre qu’à un homme de chair et d’os. Seule,
Nausicaa ne s’enfuit pas : Athéna lui avait inspiré suffisamment de
courage. Ulysse ne bougea pas et, de loin, pour ne pas effrayer Nausicaa, il
commença à plaider sa cause :
« Que vous voyez une
déesse ou une créature humaine, ne partez pas, je vous en prie, mais aidez-moi.
La tempête m’a jeté sur cette côte, je suis un marin naufragé. Je ne connais
personne ici et n’ai même pas la moindre idée de l’endroit où je me trouve.
Ayez pitié de moi, donnez-moi des vêtements et montrez-moi le chemin de quelque
demeure humaine. Les dieux vous récompenseront et vous accorderont tout ce que
vous voudrez ! »
Nausicaa répondit sans
crainte :
« Etranger, tu ne me
sembles pas être un méchant homme. Je veux t’aider. Je suis la fille du roi des
Phéaciens, Alcinoos, et je vais te montrer le chemin de notre capitale. Tu as
imploré ma bonté, et je ne te décevrai pas. »
Sur ces mots, la fille du roi
rappela ses servantes et leur ordonna d’apporter des vêtements à Ulysse.
Celui-ci prit un bain dans la rivière et s’habilla. Sa protectrice, la déesse
Athéna, le gratifia d’un aspect particulièrement séduisant : il
ressemblait à un dieu. Nausicaa et ses suivantes furent stupéfaites de voir
quel changement s’était opéré en lui. Elles lui donnèrent à manger et à
boire : Ulysse put apaiser sa faim et étancher sa soif.
Les servantes chargèrent le linge
et les vêtements secs dans le char de Nausicaa, qui y prit place. Ulysse suivit
derrière avec les servantes.
Quand ils arrivèrent près de
la cité, Nausicaa dit à Ulysse :
« Je suis désolée,
étranger, mais il ne faut pas que tu pénètres avec nous dans la cité. Attends
ici, dans ces bois qui te cachent, et ne cherche à pénétrer en ville que quand
nous aurons disparu depuis quelque temps. Si les Phéaciens me voyaient arriver
avec un étranger, ils diraient que je ramène un mari qui n’est pas de notre pays.
Tu trouveras facilement le palais royal tout seul. Va trouver ma mère et
demande-lui son aide. Si elle accepte, tu reverras certainement ton pays
natal. »
Les serviteurs de la fille du
roi disparurent bientôt derrière les murailles de la cité. Ulysse sortit de sa
cachette et pénétra enfin dans la ville. La déesse Athéna l’enveloppa dans un
léger brouillard, de telle sorte que les Phéaciens ne puissent l’apercevoir et
l’arrêter. Elle lui apparut sous l’aspect d’une jeune fille qui lui montra le
chemin du palais du roi.
Stupéfait Ulysse contempla le
magnifique palais. Les murs en étaient recouverts de bronze et les portes
étaient en or. Des chiens d’or et d’argent étaient placés de part et d’autre de
l’entrée principale. Tout autour du palais, il y avait un parc merveilleux,
empli de poires juteuses, de figues, de pommes et de grappes de raisin. Ces
fruits ne pourrissaient jamais et les branches des arbres donnaient des fruits
tout au long de l’année.
Dans la plus grande salle de
ce merveilleux palais, les nobles Phéaciens, invités par le roi, étaient
justement en train de partager avec lui un superbe repas. Ulysse parvint sans
être vu à s’approcher du couple royal. Alors Athéna lui ôta son voile de brume,
et Ulysse se jeta aux pieds de la reine.
« O Reine », s’exclama-t-il,
« je vous supplie de me venir en aide. Pendant de longues années j’ai erré
à travers le monde. Je voudrais tant revoir mon pays natal, pourtant je ne puis
parvenir à y rentrer. Aidez-moi à m’en retourner chez moi ! Si vous faites
cela, que les dieux déversent sur vous des trésors de bonheur ».
Il termina ainsi son discours
et s’assit sur les cendres voisines du feu. Tout le monde cessa de parler et le
silence total se mit à régner. Un Phéacien finit par s’écrier :
« Il n’est pas
convenable, ô roi Alcinoos, de laisser notre invité assis par terre, dans la
poussière, à côté du feu. Qu’il s’asseye comme nous sur un siège ! Qu’on
lui verse du vin dans une coupe, et qu’on lui apporte à manger. »
Le roi approuva cette
suggestion. Il prit par la main Ulysse, l’installa lui-même sur une chaise à
côté de lui et se mit à s’occuper de lui personnellement. Il promit aussi de
veiller à ce que son invité puisse s’en retourner dans son pays natal.
A la fin du repas, quand
Ulysse resta seul avec le couple royal, la reine ne put s’empêcher de lui
demander d’où venaient les magnifiques vêtements qu’il portait : elle
reconnaissait le travail qu’elle avait fait elle-même avec l’aide de ses
servantes. Ulysse raconta au roi et à la reine la vérité : sa dernière
aventure avec la nymphe Calypso, son naufrage, et comment il avait été secouru
par leur fille. Il se garda seulement de révéler son nom.
Le roi l’écouta avec la plus
grande attention. Il aurait rêvé d’un tel mari pour sa fille ; mais il
avait donné sa parole d’aider l’étranger à rejoindre sa patrie. Le roi et la
reine prirent finalement congé du héros, et chacun alla se coucher. Bientôt,
Ulysse, étendu dans un lit moelleux, laissa le sommeil effacer tous ses soucis.
Le lendemain matin, le roi
Alcinoos ordonna à cinquante-deux marins choisis avec le plus grand soin de
former l’équipage d’un magnifique vaisseau tout neuf et de le préparer à une
longue traversée.
Pendant ce temps, le palais
royal était fort animé : le roi avait invité un grand nombre de nobles
Phéaciens à participer à une grande fête en l’honneur de l’étranger, et toutes
les salles étaient pleines de monde.
Le merveilleux aède Démodoque
était venu, lui aussi. Il était aveugle mais chantait les actions héroïques et
les batailles avec tant de chaleur que
l’on pouvait croire en l’entendant qu’il les avait toutes vécues.
Après le repas, le roi invita
le poète à chanter. L’aveugle Démodoque pinça les cordes de son luth et
transporta l’assistance devant les murailles de Troie. Sa chanson racontait la
querelle entre les deux fameux héros, Achille et Ulysse.
Ulysse fut profondément ému
par le chant de Démodoque. Il fondit en larmes lorsque le chanteur prononça son
nom. Le roi remarqua l’émotion de son invité et fit cesser le chant. Il voulut
chasser le chagrin de son invité, aussi convia-t-il les jeunes Phéaciens à se
mesurer au cours de jeux athlétiques.
Le stade fut vite rempli de
jeunes Phéaciens, avides de montrer à Ulysse ce qu’ils étaient capables de
faire. Il y eut des compétitions de course, de saut et de lancement du disque.
Ulysse se contentait de regarder. Les Phéaciens auraient bien voulu se rendre
compte de sa force et de son adresse, mais lui pensait déjà qu’il naviguait de
nouveau vers sa patrie bien-aimée.
« Notre invité n’est
peut-être qu’un de ces marchands qui parcourent les mers, » murmuraient
les jeunes Phéaciens, « les marchands ne connaissent rien au sport et ne
se préoccupent que de bénéfices… » et ils commencèrent à se moquer de lui.
Le fils d’Alcinoos, influencé
par les paroles de ses camarades, invita Ulysse à montrer de quoi il était
capable. Ulysse se montrait réticent, ce qui eut pour effet d’exciter les
moqueurs encore davantage. A la fin, Ulysse se mit en colère et alla choisir le
plus grand des disques qui était sur le stade. Il s’en saisit, et le projeta
dans les airs avec une force telle que le sifflement du disque fut perçu par
tous. Il passa au-dessus des têtes des assistants et alla tomber au loin, là où
aucun des jeunes Phéaciens ne serait parvenu à l’envoyer. Stupéfaits, ceux-ci
se turent, et plus personne n’osa se moquer à nouveau d’Ulysse.
Après les jeux, on retourna au
palais et le banquet interrompu reprit. Cette fois, Ulysse lui-même invita
Démodoque à chanter. Démodoque commença un chant sur la guerre de Troie. Quand
Ulysse entendit raconter ses exploits, et notamment sa fameuse ruse du cheval,
il se mit de nouveau à verser des larmes sous le coup de l’émotion. Seul
Alcinoos remarqua cela. Il ordonna à l’aède de s’arrêter et, se tournant vers
les autres convives, dit :
« Je me rends bien compte
que nous n’aimons pas tous les chants de Démodoque. Notre invité est triste, or
nous l’aimons tous comme notre frère. Dis-nous, ô étranger, quel est ton nom,
qui sont tes parents et de quel pays tu es originaire ? Après tout, il faudra
bien que tu nous le dises si tu veux que nous t’y ramenions. »
Ulysse, un peu gêné car il ne
savait pas comment raconter son histoire, commença par dire qui il était. Ses
paroles provoquèrent la stupéfaction des Phéaciens : c’était donc le
fameux Ulysse ! Retenant leur souffle, ils écoutèrent la suite de son
récit.
Quand il l’eut achevé,
personne ne bougea dans la salle pendant un long moment. Le roi Alcinoos fut le
premier à se lever. Du fond du cœur, il souhaita au noble héros un voyage
prompt et aisé vers sa patrie dont le mauvais sort l’avait tenu si longtemps
éloigné.
Le lendemain, les Phéaciens
chargèrent le navire des présents que le roi et les nobles Phéaciens avaient
tenu à faire à Ulysse : de magnifiques étoffes, des vases splendides et
des armes superbes. Alcinoos fit offrir une vache en sacrifice aux dieux.
Après un repas d’adieu, le roi
ordonna à ses serviteurs d’installer à la poupe du navire d’épais tapis et des
coussins, de telle sorte qu’Ulysse puisse continuer à se reposer durant le voyage.
Ulysse fit ses adieux à
Alcinoos et aux si hospitaliers Phéaciens. Rien ne pouvait plus entraver à
présent le retour du héros. Il s’embarqua, et les marins tirèrent
vigoureusement sur les rames. La côte disparut bientôt à l’horizon, et ils
firent route vers Ithaque.
Le navire finit par atteindre
la patrie d’Ulysse, un matin, au moment où la nuit commençait à pâlir pour
faire place au jour. Le héros était profondément endormi. Il ne restait aux
marins qu’à le déposer sur le rivage avec les présents qu’on lui avait faits.
Puis ils s’en retournèrent.
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