Ah que coucou !
Comme annoncé hier (pour accéder à la première partie de
cette légende, cliquez ici), voici la seconde partie et fin de l’Odyssée
d’Ulysse que nous retrouvons endormi sur une des plages d’Ithaque…
Bisous,
@+
Sab
Dès que le dieu Poséidon
apprit que les Phéaciens avaient aidé Ulysse, il se mit dans une colère
épouvantable. Il demanda à Zeus la permission de les punir. Le navire était
déjà en vue du port et le peuple s’assemblait pour faire la fête aux marins.
Soudain, Poséidon émergea des vagues et frappa le bateau de la paume de sa
main. En un instant, le bateau tout entier, avec tous ceux qui se trouvaient
dessus, fut transformé en pierre et cette pierre coula à pic pour s’en aller
reposer au fond de la mer.
Le roi Alcinoos avait tout vu,
et fit entendre un long gémissement. Il venait de se souvenir d’une
épouvantable prédiction qui lui avait été faite bien des années auparavant :
il y était dit que Poséidon transformerait en pierre un navire phéacien
rentrant au port, et qu’il encerclerait la cité d’une chaîne de montagnes
escarpées. Il rassembla immédiatement le peuple pour offrir de grands
sacrifices, dans l’espoir que Poséidon les prendrait en pitié et ne les
enfermerait pas au milieu des montagnes. Tous se joignirent à lui.
Pendant ce temps, Ulysse se
réveillait sur l’ile d’Ithaque, se levait et regardait tristement autour de
lui. Après tant d’années, il ne reconnaissait plus sa patrie. Là où se dressait
une colline dénudée, des arbres avaient poussé, et là où prospéraient des
buissons verdoyants, des pierres blanches luisaient dans la lumière crue du
petit matin. Désespéré, Ulysse commença à pleurer et à se lamenter : il
croyait qu’il se trouvait de nouveau dans quelque pays étranger, et que les
Phéaciens l’avaient trompé. Mais autour de lui étaient étalés tous les présents
qu’ils lui avaient faits : les tridents, les vases, les joyaux et les
magnifiques étoffes, rien ne manquait, tout était étalé sur le rivage.
Un jeune berger qui descendait
d’une colline vint à la rencontre du héros. C’était la déesse Pallas Athéna qui
avait revêtu cette apparence pour venir réconforter le malheureux.
Ulysse se réjouit de voir un
homme sur ce rivage désolé. Le gardien de troupeau était habillé comme un jeune
noble : il portait aux pieds des sandales ouvragées et tenait à la main
une lance. Il n’avait pas l’air hostile, aussi le héros se leva et lui demanda
où il était.
« Tu dois venir de
loin », dit la déesse travestie, « pou ne pas connaître le nom de ce
pays : cette côte est celle de l’île d’Ithaque ».
En entendant ces mots Ulysse
eut de la peine à réprimer sa joie. Mais il cacha prudemment son identité et
inventa une histoire pour expliquer au berger comment il avait débarqué.
La déesse sourit de la ruse,
reprit son apparence normale et dit simplement :
« Je viens t’offrir mon
concours, Ulysse. Je suis Pallas Athéna. »
Puis elle l’aida à cacher dans
une grotte les précieux cadeaux qu’il venait de recevoir, et s’assit avec lui
sous un olivier pour l’encourager et lui donner des conseils.
« Ne crains rien, je ne
t’abandonnerai pas », dit-elle, « et d’abord je ferai en sorte que tu
ne sois pas reconnu en Ithaque avant que
ce ne soit nécessaire. Je vais rider ton front, faire tomber tes cheveux
et t’habiller de loques minables. Je vais éteindre le feu de tes yeux et les
rendre fatigués par l’âge de façon à ce que non seulement tu paraisses hideux
aux prétendants à la main de ta femme, mais que même celle-ci, même ton fils,
te trouvent repoussant. C’est sous cette apparence que tu iras trouver le
gardien de porcs Eumée. Il est honnête et t’est resté fidèle. Tu apprendras
grâce à lui ce qui se passe dans ton palais. Pendant ce temps, je vais faire
revenir de Sparte ton fils Télémaque. Il est parti chez le roi Ménélas pour
essayer d’avoir de tes nouvelles. »
« Est-ce que mon fils va
lui aussi errer sur les mers ? » demanda Ulysse avec anxiété.
La déesse le rassura :
« Ne te fais pas de souci
pour lui. Il ne manque de rien. Je l’ai moi-même accompagné jusqu’à Sparte et
j’irai le rechercher. »
Sur ces mots, Athéna toucha le
héros de sa baguette magique. Aussitôt son teint se flétrit, son visage se
couvrit de rides et ses vêtements se transformèrent en haillons qui pendaient
sur ses épaules courbées. Elle lui donna un bâton et jeta sur son dos un
affreux sac éculé.
Ainsi rendu méconnaissable,
Ulysse partit à la recherche du gardien de porcs Eumée. La déesse lui indiqua
le chemin à suivre.
Le vieillard était assis dans
un enclos qu’il avait construit pour ses bêtes et se fabriquait de nouvelles
sandales en peau. Les jeunes bergers étaient dans les prairies. Dès que les
chiens sentirent l’étranger, ils se précipitèrent sur lui en aboyant
furieusement. Ils auraient sûrement mordu sérieusement Ulysse si Eumée ne les
avait pas chassés en criant. Il reçut le pauvre voyageur avec bonté. Il jeta
des fagots par terre et étala dessus une douce fourrure de façon à ce que son
visiteur soit bien installé. Il tua même en son honneur deux cochons de lait,
les découpa et les fit griller tout en parlant à l’étranger :
« Je ne peux t’offrir que
ces deux petites bêtes », dit-il, « celles qui sont engraissées, je
dois les donner au palais où les prétendants festoient nuit et jour. Les
troupeaux diminuent de façon inquiétante pendant que les caves et les greniers
se vident. Si mon pauvre maître était là, il y mettrait certainement bon ordre.
Mais les dieux seuls savent où il est enterré. Il y a des années qu’il est
parti se battre à la guerre de Troie. S’il était vivant, il serait sûrement
déjà revenu, car le combat est fini depuis longtemps.
Le berger déposa la viande
rôtie devant Ulysse et lui versa du vin dans un bol de bois.
Lorsque le voyageur eut repris
un peu de forces, il dit au porcher :
« Voilà des années que
j’erre sur les mers et à travers les terres. Dis-moi quel est le nom de ton
maître : peut-être l’ai-je rencontré. »
« Mon pauvre
seigneur », répondit l’homme, « s’appelait Ulysse. Il était bon et juste. Je ne reverrai jamais de ma vie un
roi aussi valeureux ! »
« Si ton maître est
Ulysse », dit le héros travesti, « je peux jurer qu’il reviendra
cette année. Tu me récompenseras de ce que je te dis dès qu’il sera apparu au
palais royal. »
« Tant pis pour ton
serment », dit le berger sceptique, « de toute façon tu n’auras pas
de récompense car Ulysse ne reviendra pas. Je suis aussi inquiet pour son fils,
Télémaque : il est parti chez le roi Ménélas, et l’on dit que les
prétendants ont envoyé un bateau pour lui tendre une embuscade et le tuer. Mais
maintenant, cher invité, c’est à toi de me raconter d’où tu viens et qui tu as
rencontré sur ta route. »
Ulysse inventa une histoire.
Il dit qu’il venait de Crète et qu’il avait eu beaucoup d’aventures. Il raconta
aussi qu’il avait participé à la guerre de Troie et y avait rencontré Ulysse.
Il l’avait d’ailleurs rencontré encore une fois quand Ulysse était sur le
chemin du retour.
Le berger l’écouta
attentivement, et crut tout le récit sauf ce qui concernait le prochain retour
de son roi. Il pensa que l’étranger boulait se faire bien voir de lui en lui
annonçant de bonnes nouvelles.
Le ciel s’obscurcit et les
autres pasteurs revinrent à l’abri. Ils enfermèrent les animaux dans l’étable
et se mirent à dîner. Dehors, les nuages avaient voilé la lune, et la pluie se
mit à murmurer. Un vent glacial et humide traversa les fissures des murs et
Ulysse eut froid. Il se demanda comment il pourrait se réchauffer, et décida
d’éprouver les bergers.
« Ecoutez », dit-il, « je
vais vous raconter ce qui m’est arrivé pendant le siège de Troie. Un soir que
nous nous étions embusqués sous les murs de la ville, avec Ulysse, Ménélas et
d’autres guerriers, pour préparer une attaque, le vent glacial se mit à
souffler, et nous fûmes bientôt tous engourdis de froid. Les autres guerriers
avaient des vêtements chauds et ne prenaient pas garde au fait que leurs
boucliers se recouvraient de givre. Mais moi j’avais laissé mon manteau au
camp. Vers le matin, je ne pus supporter le froid et je dis à Ulysse :
« Ami, dans quelques instants je vais mourir. Je ne suis
pas couvert et vais périr de froid. »
« Tiens-toi tranquille une minute », dit Ulysse de
façon à ce que personne ne puisse l’entendre. Il se leva et dit à ses
guerriers :
« Un dieu vient de m’envoyer un songe. Nous nous sommes
avancés trop loin et avons besoin de renforts. Que quelqu’un aille porter un
message au roi Agamemnon. »
Aussitôt un homme se leva et, rejetant son manteau, partis en
courant. Quant à moi, enroulé dans son vêtement, je dormis jusqu’à l’aurore. Si
j’étais maintenant aussi jeune et vigoureux qu’alors, quelqu’un me prêterait
sûrement un manteau pour me protéger du froid. »
« C’est vraiment une
belle histoire », dit Eumée. « Nous aussi, vieil homme, allons te
donner un vêtement. Et lorsque notre prince Télémaque rentrera, il t’en offrira
un et te donnera tout ce dont tu as besoin pour voyager. »
Le berger prépara un
confortable lit de peaux de mouton et, quand Ulysse fut couché, il le couvrit
de son propre manteau. Lui-même ne se coucha pas mais prit une épée et une
lance et sortit surveiller les troupeaux.
Ulysse ne dormait pas encore
et lorsqu’il vit qu’Eumée s’en allait, il fut heureux de constater comme il
gardait bien ses bêtes.
Cette nuit-là, à Sparte,
Télémaque eut un sommeil agité. Il se réveillait sans cesse en pensant à son
père. Soudain une apparition déchira l’obscurité environnant le prince :
la déesse Pallas Athéna était devant lui.
« Rentre immédiatement
dans ton pays », lui dit-elle, « mais prends bien garde en chemin.
Les soupirants de ta mère t’ont tendu des pièges, ils t’attendent sur un bateau
dans un détroit pour te faire prisonnier. C’est pourquoi tu dois éviter ce
passage et ne naviguer que pendant la nuit. Lorsque tu auras atteint Ithaque,
envoie tes compagnons à la ville, et toi, va tout seul chez le fidèle berger
Eumée. »
Pallas Athéna remonta vers
l’Olympe et Télémaque suivit son conseil. Il partit chargé de cadeaux offerts
par le roi Ménélas et sa femme Hélène et embarqua sur son navire. Il contourna
le détroit dangereux et, aidé par un vent favorable, accosta sans difficulté à
Ithaque.
Il débarqua avant ses amis et
se dirigea aussitôt vers la hutte d’Eumée.
Ulysse était assis avec ce
dernier dans sa cabane lorsqu’ils entendirent les chiens aboyer joyeusement. Le
berger se leva pour voir qui venait et reconnut son prince.
Dans son émoi, il lâcha la
petite coupe de vin qu’il tenait. Il prit Télémaque dans ses bras tremblants et
l’embrassa sans pouvoir retenir ses larmes.
Ulysse pouvait être fier de
son fils : à son départ, c’était un enfant, et maintenant il voyait devant
lui un jeune homme vigoureux. Mais il dissimula ses sentiments et offrit sa
place sur la peau de mouton.
« Reste assis,
étranger », dit le prince, « je trouverai bien un autre siège :
il y a assez de place ici. »
Le pasteur rayonnant de joie
déposa devant lui de la viande rôtie et du vin. Télémaque mangea de bon
appétit, puis il demanda à l’invité d’où il venait. Eumée lui raconta alors
l’histoire du voyageur. Il acheva son récit par ces mots :
« Il est venu me demander
un abri. Maintenant que tu es rentré, prends-le sous ta protection, c’est un
homme juste ». Après avoir réfléchi un moment, Télémaque répondit :
« Notre invité ferait
mieux de rester chez toi. Je vais lui envoyer quelques bons vêtements et une
épée et de la nourriture, mais je ne peux pas le prendre avec moi au palais.
Les prétendants de ma mère sont tellement arrogants et frivoles qu’ils
pourraient se moquer de lui ou lui faire du mal. Et ils sont trop nombreux pour
que je puisse le défendre. »
Ulysse fut surpris que son
fils supporte une telle conduite sous le toit de son père, et il écouta
attentivement Télémaque lui raconter comment depuis son départ les nobles
d’Ithaque et des îles voisines s’étaient rassemblés dans l’espoir d’obtenir la
main de Pénélope, qui n’osait pas les défier ouvertement. Elle les recevait
donc, mais toujours repoussait le moment fatal du choix. Pendant ce temps les
prétendants festoyaient et les biens du roi disparu étaient dilapidés. Les
troupeaux diminuaient et les greniers se vidaient. Le prince était jeune et
seul. Il ne pouvait pas s’opposer à leur nombre.
Après avoir achevé ce triste
récit, Télémaque s’adressa au berger et lui demanda d’aller porter à la reine
la nouvelle de son retour. Eumée prit un bâton et se mit en route. Alors la
déesse Athéna apparut à Ulysse et lui fit un signe. A son appel le faux
mendiant sortit de la hutte et Athéna lui dit :
« Ne cache pas plus
longtemps ton identité à ton fils. Dis-lui qui tu es et allez tous les deux au
palais pour punir les arrogants soupirants. Je vous aiderais encore. »
Elle se tut et toucha le vieil
homme de sa baguette magique. Aussitôt Ulysse redevint jeune et beau. Les
haillons se transformèrent en riches vêtements, sa barbe noircit et sa
faiblesse se changea en force.
Ainsi métamorphosé, il rentra
dans la hutte. A sa vue, Télémaque fut saisi de crainte : il croyait voir
un dieu de l’Olympe.
« Je ne suis pas une
divinité », dit Ulysse, « je ne suis que ton père que tu
attendais. »
Il serra son fils dans ses
bras, mais celui-ci n’arrivait pas encore à le croire. Comment un simple mortel
aurait-il pu ainsi changer d’apparence ? Il y a un instant c’était encore
un vieillard !
« Pallas Athéna nous
protège », expliqua le roi, « et les dieux peuvent transformer les
hommes. Je vais à nouveau, mais pour la dernière fois, me déguiser en pauvre
mendiant, et demain je me présenterai au palais. Pour l’instant, ne parle à
personne de notre rencontre, pas même à ta mère ou à Eumée. Je veux me rendre
compte par moi-même et savoir qui, chez moi, m’est resté fidèle, et qui est
dévoué aux cupides prétendants ».
Pendant ce temps, le navire
qui avait ramené le prince était rentré au port, suivi peu de temps après par
celui qui lui avait tendu un guet-apens.
Les soupirants se précipitèrent
vers le port sans pouvoir comprendre comment Télémaque avait échappé au piège
tendu.
« Il nous a peut-être
échappé sur la mer », s’écria Antinoos, le plus ignoble d’entre eux,
« mais sur terre il ne pourra se sauver. Nous allons le supprimer dans la
ville. »
Un serviteur dévoué à la reine
lui rapporta ces propos menaçants. Pénélope, effrayée par le sinistre projet
d’Antinoos, alla immédiatement dans la pièce où étaient rassemblés les
prétendants et les réprimanda violemment. Ceux-ci prirent peur et assurèrent la
reine, avec force mensonges et sourires, que jamais de leurs vies ils n’avaient
pensé à supprimer son fils. Mais dans leurs cœurs se formaient de noirs
desseins.
Vers le soir Eumée revint dans
la cabane en rapportant les nouvelles du retour des deux bateaux et des
événements qui se déroulaient au palais.
Devant le berger, Télémaque
traita son père comme un étranger :
« J’irai demain matin
voir ma mère », dit-il à Eumée, « toi, tu me suivras avec ton invité
de façon qu’il puisse recevoir des aumônes dans la vile. »
Le lendemain, Pénélope
accueillit son fils les bras ouverts. Elle attendait avec impatience qu’il lui
raconte ce qu’il avait appris sur son époux. Télémaque parla de la nymphe
Calypso qui le retenait sur une île, mais ne souffla mot du retour de son père.
Lorsque le soleil fut bien
haut dans le ciel, Eumée et Ulysse se mirent en route à leur tour. Le faux
vieillard portait un vieux sac et s’appuyait de tout son poids sur son bâton de
mendiant. Arrivés dans la ville, ils s’avancèrent vers le palais royal, d’où
sortaient des cris joyeux et d’où émanaient de plaisantes odeurs. Eumée
conseilla à Ulysse d’attendre dans la cour et il pénétra seul à l’intérieur.
Pendant qu’ils parlaient, un
vieux chien malade, couché sur un tas d’ordures, souleva la tête. Ulysse
l’avait élevé avant de partir à la guerre et l’animal qui l’avait reconnu remua
la queue sans arriver à bouger davantage. Le roi le remarqua et essuya
promptement une larme qui coulait de ses yeux.
« Comme c’est curieux
qu’un tel chien soit abandonné dans les ordures », dit-il au berger,
« même maintenant on peut voir qu’il s’agit d’une bête de race. »
« Ce n’est pas
étonnant ! » répondit Eumée. « C’était le chien favori de mon
maître. Ulysse l’emmenait toujours à la chasse, jamais je n’ai vu d’animal plus
rapide et plus brave. Maintenant que mon seigneur n’est plus là pour surveiller
les servantes, elles ne s’en occupent plus. »
Sur ces mots, le berger rentra
dans le palais et Ulysse regarda un long moment son chien favori. Comme s’il
avait attendu vingt ans ce moment, le fidèle compagnon pencha la tête et
expira.
Dans la salle, Télémaque
participait au festin des fourbes prétendants. Il aperçut Eumée e l’invita à
s’asseoir auprès de lui, et à prendre part au copieux repars. Ulysse entra
alors du pas chancelant d’un vieil homme et s’assit sur le seuil de la porte.
Dès que le prince le vit, il lui fit porter par Eumée du pain et de la viande.
Lorsque l’étranger eut fini de manger, il se mit à mendier parmi les convives
comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Chacun lui donna quelque chose
et lui demanda d’où il venait. Ulysse leur raconta l’histoire qu’il avait
inventée. Bien que personne n’ait offert quelque chose lui appartenant et que
tous lui aient donné en fait des restes du repas, Antinoos refusa cette aumône.
« Si chacun donnait à ce
pouilleux ce que je vais lui donner, il ne reviendrait pas de
sitôt ! » s’écria-t-il, et il jeta un tabouret sur le pauvre
vieillard. Il atteignit Ulysse au dos, mais celui-ci ne bougea pas plus qu’un
rocher.
De sa chambre, Pénélope
entendit les cris et souffrit en pensant qu’Antinoos avait frappé l’étranger
sous son toit. Elle fit appeler Eumée et lui demanda qui était cet inconnu. Le
berger lui raconta son histoire ; Lorsque la reine apprit que l’indigent
avait connu Ulysse, et même l’avait rencontré dernièrement, elle fut impatiente
de lui parler et envoya Eumée le chercher. Mais le mendiant se déroba à
l’invitation et dit qu’il ne viendrait que le soir, car il ne voulait pas
défier ouvertement les soupirants.
Après le repas, le berger se
leva et retourna vers ses troupeaux après avoir promis de revenir le lendemain
avec ses plus belles bêtes.
Les convives se mirent alors à
danser et à chanter et le jour tomba doucement. Alors apparut à la porte de la
salle un autre mendiant.
Son nom était Iros et il était
connu de toute la ville. Bien qu’il ne fût pas très fort, il était énorme. Dès
qu’il aperçut Ulysse sur le seuil il essaya de le déloger et se moqua de lui.
Ulysse répondit doucement :
« Il y a assez de place
pour nous deux. Nous sommes tous deux mendiants. Pourquoi se
disputer ? »
Mais Iros répondit par un flot
d’insultes et continua à le molester. Les soupirants écoutaient la querelle en
riant. Alors Antinoos eut une idée :
« Amis », dit-il,
« ce serait bien amusant de les voir se battre. Je propose de récompenser
le vainqueur ave le plus grand boudin. Par la suite, il festoiera avec nous et
sera le seul pauvre admis dans la maison. »
Les convives acceptèrent
joyeusement la proposition d’Antinoos, mais Ulysse fit semblant d’hésiter. Il
leur demanda de ne pas s’interposer dans le combat et de ne pas aider Iros.
Ceux-ci donnèrent leur accord et Télémaque fit de même, en sa qualité d’hôte.
Ulysse releva alors les
haillons qui lui couvraient ses jambes,
découvrant des cuisses et des mollets musclés. Il dénuda aussi sa poitrine et
les soupirants de Pénélope furent impressionnés par sa puissance. Dès lors, ils
ne doutèrent plus de la défaite d’Ios qui tremblait de peur à la vue de cette
force tranquille.
Ulysse se demanda un instant
s’il frapperait doucement le mendiant ou s’il atteindrait de toute sa fore. Il
opta pour la première manière.
Iros attaqua le premier.
Ulysse riposta sans trop d’acharnement, mais déjà son adversaire était tombé à
terre en pleurant. Le vainqueur saisit le mendiant par le col et l’entraîna
dans la cour où il l’assit devant le portail.
« Tu peux rester
là », lui dit-il, « et chasser les cochons et les chiens, mais
n’essaie pas de régner sur les étrangers et les mendiants ».
Lorsqu’il rentra au palais,
les prétendants l’acclamèrent bruyamment et Antinoos lui donna le plus gros des
boudins. Ils fêtèrent encore longtemps son succès et ce n’est que tard dans la
nuit qu’ils allèrent se coucher. Télémaque et Ulysse restèrent seuls dans la
salle. Le roi pensa à sa vengeance. Aussi dit-il à son fils :
« Mon enfant, il faut
enlever d’ici toutes les armes qui sont suspendues aux murs.
Le prudent Télémaque appela sa
vieille nourrice Euryclée et lui expliqua que les épées et les boucliers risquaient
d’être abîmés par la fumée des festins et devaient être rangés dans une pièce
isolée. Il lui demanda aussi d’éloigner les servantes, car il était plus sage
que personne ne soit au courant de ce changement.
« Mais, maître »,
lui demanda Euryclée avec sollicitude, « qui éclairera ton chemin sinon
les servantes ? »
« Mon invité le
fera », répondit Télémaque. « Puisqu’il mange mon pain, il peut aussi
m’aider. »
Le père et le fils se mirent
alors à transporter les boucliers, les casques et les lances tandis que Pallas
Athéna illuminait la nuit avec une torche dorée.
Lorsque les armes furent en
lieu sûr, Ulysse dit au prince d’aller se reposer, et lui-même attendit la
venue de Pénélope. Celle-ci ne tarda pas car elle était très impatiente d’avoir
des nouvelles de son époux. Le roi fut profondément ému de la revoir. A la
lueur du feu de bois, il pouvait se rendre compte de ce qu’elle n’avait rien
perdu de sa beauté, une vingtaine d’années s’étant écoulée. L’attente et le
chagrin n’avaient pas abîmé ses traits et il comprit qu’il l’aimait toujours
aussi tendrement. Mais la reine ne reconnut pas son époux sous cet affreux
déguisement. L’homme ne l’intéressait pas, seul son récit comptait.
Ulysse lui raconta donc
l’histoire qu’il avait inventée. Lorsqu’il eut fini Pénélope, touchée par son
air sincère, se mit à pleurer. Longtemps elle ne put se calmer, puis, à travers
ses larmes, elle lui demanda :
« Laisse-moi encore
t’éprouver. Dis-moi quels vêtements portait Ulysse lorsque tu l’as
rencontré ? »
« Il ne m’est pas facile
de m’en souvenir après tant d’années », répondit le roi. « Mais si je
ne me trompe pas, il portait un manteau de laine pourpre sur lequel était
agrafée une broche d’or. Cette broche était un chef-d’œuvre d’orfèvrerie et
elle représentait un faon attaqué par un chien de chasse. Le héros était
accompagné par un garde du corps un peu bossu. »
En entendant ces détails, tout
à fait véridiques, Pénélope se remit à pleurer. Ulysse la réconforta et lui
assura que son mari reviendrait bientôt. Mais il n’arriva pas à convaincre la
reine qui avait perdu l’espoir de retrouver son époux bien-aimé. Les yeux
encore emplis de larmes, elle appela la nourrice Euryclée pour qu’elle lave les
pieds de son invité.
Euryclée prépara l’eau. Elle
posa le bassin devant lui, le dévisagea attentivement et dit avec
surprise :
« Bien des étrangers sont
venus chez nous, mais aucun ne ressemblait à notre roi autant que toi. »
Ulysse lui répondit
vivement :
« C’est vrai, on me l’a
souvent dit. »
Et il se retourna de façon à
ce que sa tête reste dans l’ombre. C’est alors qu’il se souvint d’une cicatrice
qu’il avait sur la jambe, à l’endroit où un sanglier l’avait percé de son
boutoir. La vieille femme le lavait, lorsque, malgré l’obscurité, elle reconnut
la blessure. D’émoi, elle lâcha le pied du roi et renversa le récipient.
« Tu es Ulysse »,
dit-elle, « comment pourrai-je ne pas reconnaître la cicatrice de mon
maître ? »
Le héros lui mit promptement
la main sur la bouche et lui murmura :
« Veux-tu ma perte ?
Je suis Ulysse, mais personne ne doit encore le savoir. »
« Je me tairai »,
acquiesça Euryclée, rayonnante. « Tu sais que je puis être aussi muette
que la pierre ou l’airain ».
Elle acheva sa besogne en
enduisant d’huile aromatique les pieds de son roi. Ulysse rapprocha sa chaise
du feu en recouvrant soigneusement sa cicatrice avec ses haillons. Perdus dans
ses pensées, Pénélope lui parla comme si elle cherchait un conseil :
« Cher ami », lui
dit-elle, « il faudra bientôt que je choisisse mon destin. Demain, je vais
inviter tous les prétendants à une compétition athlétique. Je suivrai celui qui
la gagnera. Je vais faire aligner douze haches comme le faisait mon époux. Ils
devront, d’une seule flèche lancée par son arc arriver à les traverser. Je
doute que l’un d’eux ait assez de force pour arriver seulement à tendre la
corde !
Ulysse approuva la ruse de sa
femme et lui conseilla de ne pas retarder la compétition.
« Ton époux
reviendra », lui dit-il, « et personne ne réussira cet exploit, à
part lui. »
La reine se retira alors dans ses
appartements et le faux mendiant se coucha près de la porte.
Le lendemain matin, les
soupirants se rassemblèrent à nouveau dans la salle des fêtes. Ils déposèrent
leurs manteaux sur des sièges et se préparèrent à dévorer des cochons et des
veaux tendres et bien nourris. Ils grillèrent la viande, mélangèrent le vin et
se mirent enfin à manger. Le berger Eumée était au palais et aidait aux
préparatifs.
Télémaque fit installer une
table et une vieille chaise près de la porte pour Ulysse. Il posa lui-même devant
lui de la nourriture et des boissons en disant :
« Restaure-toi en paix,
je ne conseille à personne de t’insulter, et s’il le faut, je te protégerai
contre les convives.
»
Stupéfaits par tant de
fermeté, les prétendants serrèrent les dents en silence. Mais l’un d’eux se
tourna en ricanant vers Ulysse et s’exclama :
« Cher invité, vous avez
droit à une part égale de tous les plats. Moi aussi je vous ai préparé un
cadeau ». Comme il disait ces mots, il saisit un énorme os de bœuf et le
jeta sur Ulysse. Celui-ci s’écarta un peu et le projectile n’atteignit que le
mur.
« Tu as eu de la chance
de l’avoir raté ! » s’exclama Télémaque, « car sinon je t’aurais
déjà tué avec ma lance ! Je préférerais mourir moi-même à voir maltraiter
mes hôtes. »
« Télémaque a raison »,
dit un des convives, « mais s’il veut obtenir la paix, il n’a qu’à
convaincre sa mère de fixer enfin son choix sur l’un d’entre nous. »
« Par les dieux
immortels », répondit Télémaque, « cela fait longtemps que j’essaie
d’influencer ma mère, mais je ne peux pas la forcer à quitter le
palais ! »
Pendant que les prétendants
discutaient en festoyant, Pénélope préparait la compétition. Aidée de ses
servantes, elle avait sort l’arc, le carquois et les douze haches d’Ulysse. En
prenant dans la main ces objets familiers, elle ne put s’empêcher d’être
profondément émue. Mais la déesse Athéna lui inspira du courage et elle entra
dans la salle du banquet. A sa vue, les soupirants se turent et écoutèrent ses
paroles :
« J’ai décidé de prendre
un mari, mais j’épouserai seulement celui qui aura réussi à tendre l’arc
d’Ulysse et à traverser d’une seule flèche ces douze haches, ainsi que lui-même
avait coutume de le faire. »
Sur ces mots, elle ordonna à
Eumée d’apporter l’arme et le carquois. Télémaque installa les haches avec une
précision étonnante. Il essaya de tendre l’arc et aurait peut-être réussi si
son père ne lui avait pas fait un signe. Alors il le déposa contre le mur et
revint à sa place. Antinoos se leva aussitôt et cria :
« Mes amis, tentons notre
chance chacun à notre tour. Nous pouvons lancer les flèches de l’endroit où
l’on verse le vin. »
Comme tous étaient d’accord,
le premier concurrent s’avança. De toute sa force il essaya de tendre l’arc,
mais en vain !
« Que l’on apporte de la
graisse ! » ordonna Antinoos.
Les prétendants chauffèrent
l’arc devant le feu et l’enduisirent de graisse pour le rendre plus flexible.
Puis ils reprirent leurs efforts, mais sans davantage de succès. L’un après
l’autre, ils mesurèrent leurs forces, mais tous durent abandonner.
Alors Ulysse sortit
subrepticement et alla dans la cour rejoindre Eumée et les autres bergers.
« Si quelque dieu
ramenait Ulysse, qui défendriez-vous : les prétendants ou
lui ? »
« Si notre sire notre roi
revenait », répondirent tous ensemble, « il donnerait une rude leçon
aux soupirants et nous en serions bien heureux ! »
Comme ils avaient ainsi
exprimé leur loyauté, Ulysse leur révéla sa véritable identité en leur montrant
la cicatrice qu’il avait à la jambe. Les pasteurs muets de joie l’embrassèrent
avec ferveur. Ulysse lui aussi était fort ému.
« Lorsque nous serons
retournés dans la salle », dit-il à Eumée, « tu me donneras
l’arc ; quant à vous », ordonna-t-il aux bergers, « dites aux
servantes de fermer la porte des appartements des femmes et de ne pas les
laisser sortir même si elles entendent des cris et des plaintes. Tirez aussi la
grille qui ferme le parc, et verrouillez-la solidement. »
Ils revinrent dans la salle au
moment où le dernier concurrent, Antinoos, allait tenter sa chance. Comme les
précédents, il craignait un échec, c’est pourquoi il préféra éviter de
concourir. Il se souvint alors que ce jour était jour d’abstinence sacrée et
qu’à cette occasion il était interdit de tendre un arc. Il avait l’intention
d’offrir un sacrifice aux dieux, déclara-t-il, pour demander leur aide et puis
terminer le concours.
« Tu as eu bien raison de
remettre ton tour », lui dit alors Ulysse, « mais laisse-moi essayer
ma force ».
La demande du vieil homme mit
Antinoos en colère et il allait le frapper. Pénélope tenta de le calmer en lui
disant :
« Pensez-vous vraiment
que ce mendiant arrivera à tendre l’arc et à me prendre pour
épouse ? »
« Nous n’avons pas peur
de cela », protestèrent les prétendants, « mais nous avons peur des
commérages : si jamais il réussissait, les gens se moqueraient de
nous ! »
« Moi seul décide qui
peut participer à la compétition, » dit alors Télémaque. « Les armes
sont une affaire d’hommes. Toi, ma mère, va dans ta chambre et ne la quitte
pas ! »
Pénélope regarda son fils avec
surprise mais lui obéit et quitta la salle. Eumée prit l’arc et le donna à
Ulysse. Les convives se mirent à crier et voulurent l’arrêter.
« Va, Eumée, je te
l’ordonne », dit Télémaque en l’encourageant. « Si seulement je
pouvais commander à tous ces gens comme je te commande à toi ! »
Les soupirants s’esclaffèrent
et Ulysse prit l’arc. Il l’examina soigneusement et parut tirer à peine la
corde. Celle-ci chanta comme une hirondelle. Alors un puissant coup de tonnerre
retentit dans le ciel : Zeus lui-même manifestait ainsi sa bienveillance
au héros. Celui-ci saisit une flèche, tendit l’arc d’une main ferme, et sa
flèche traversa les douze haches. Les prétendants, stupéfaits, pâlirent, et
eurent à cet instant le pressentiment qu’il allait leur arriver un grand malheur.
Télémaque saisit son épée sa
lance et se mit au côté de son père. Ulysse rejeta ses haillons de mendiant,
déposa ses flèches devant lui et s’exclama d’une voix terrible :
« Le premier concours est
fini. Maintenant je vais choisir une cible que personne n’a encore
atteinte. »
Sur ces mots, il tendit à
nouveau son arme et une flèche partit. Antinoos venait d’élever une coupe de
vin à ses lèvres quand le trait lui transperça la gorge. Pris de panique les
convives cherchèrent leurs armes mais ne purent les trouver : on les leur
avait subtilisées.
« C’est Ulysse qui se
tient devant vous ! » cria le héros aux prétendants terrifiés.
« Il est venu vous punir de vos forfaits. Vous n’avez craint ni les dieux
ni les hommes, maintenant l’heure est venue de payer ! »
Il banda son arc, tirant
flèche après flèche et chacune atteignait son but. Les uns après les autres les
prétendants, gorgés de vin et de chair, tombaient à terre.
Télémaque bondit dans la salle
d’armes et rapporta des glaives aux fidèles bergers. Mais dans son émotion il
oublia de refermer la porte et un serviteur félon en profita pour rapporter aux
prétendants survivants des épées et des lances. Mais il ne peut renouveler son
exploit car les bergers se saisirent de lui et l’enfermèrent.
Ulysse sentit son courage
l’abandonner lorsqu’il vit tant d’armes dressées contre lui. Mais à ce moment
Pallas Athéna lui vit en aide : tous ses ennemis ratèrent leur cible. Une
lance atteignit la porte, une autre le mur, mais aucune d’elles ne blessa le
héros ou ses compagnons.
Le bruit de la bataille et les
râles des mourants emplirent le palais. Sur la demande de son fils Ulysse
épargna le serviteur et l’aède. Lentement le fracas des armes décrut tandis que
le dernier des prétendants rendait l’âme.
Ulysse fit le tour de la salle
pour voir si aucun ennemi ne se cachait. Puis il appela la vieille nourrice
Euryclée. Lorsqu’elle vit son maître vainqueur, pareil à un lion superbe, elle
commença à se réjouir bruyamment, mais Ulysse l’arrêta :
« Les vivants ne doivent
pas », lui dit-il, « être heureux de voir des morts. Aussi cache ta
joie et va chercher les servantes qui m’ont trahi et ont participé aux folles
réjouissances des prétendants ».
Quand les femmes furent devant
lui, il leur reprocha leur infidélité et les punit en leur ordonnant d’emporter
les corps et de nettoyer la salle.
Ensuite Ulysse fit brûler du
soufre dans tout le palais et lorsqu’enfin tout fut propre et rangé il demanda
à Euryclée d’aller chercher sa femme. La nourrice qui n’attendait que ce moment
se précipita sur ses vieilles jambes pour aller annoncer la bonne nouvelle à sa
maîtresse.
Pénélope, qui s’était
endormie, et dont l’appartement était situé dans une aile éloignée de la salle
des banquets, n’avait entendu ni les cris ni le bruit des armes. Euryclée
l’éveilla et lui raconta ce qui s’était passé et comment elle avait reconnu son
maître grâce à sa cicatrice.
Mais Pénélope ne la crut pas
et la suivit sans vraiment espérer que l’homme qui l’attendait était son époux.
Elles franchirent ensemble le seuil de la salle et la reine s’assit sans un mot
en face d’Ulysse.
Par instants elle croyait
reconnaître en lui son mari, puis de nouveau il lui semblait être un étranger.
Elle craignait beaucoup une imposture, et voulait entendre de sa bouche un
détail connu d’eux seuls. Alors Ulysse lui rappela comment il avait construit
leur chambre à coucher, au palais. Cette pièce avait été faite autour d’un
olivier dont il avait lui-même coupé les branches, son tronc servant de pilier.
Puis il décrivit les ornements d’or et d’argent de leur lit : il l’avait
sculpté lui-même.
A cet instant Pénélope comprit
que cet homme était vraiment Ulysse, l’époux tant attendu. Elle l’embrassa en
pleurant de joie, et tous deux se mirent à parler sans fin.
Pour que le silence qui s’était
abattu sur le palais ne paraisse pas suspect, Ulysse eut l’idée d’une nouvelle
ruse. Il ordonna à l’aède de chanter de gaies chansons et organisa une fête
pour ses fidèles serviteurs. Ainsi tous ceux qui passaient près du palais
pensaient que les prétendants festoyaient encore. De cette façon, il remit à
plus tard l’annonce du massacre.
Le lendemain à l’aube, Ulysse
fit ses adieux à Pénélope en lui recommandant de ne pas quitter sa chambre. Il
partit avec Télémaque voir son père dans sa retraite de la campagne. Deux
fidèles bergers l’accompagnaient. Ils traversèrent la ville, mais il était si
tôt que personne ne les vît.
Quand ils arrivèrent à la
maison de Laërte, elle était vide : tous étaient dans les champs. Ulysse
partit lui-même à la recherche de son père. Il le trouva dans le verger,
sarclant la terre autour d’un buisson.
Sa figure était sillonnée de
rides et portait les marques de la souffrance causée par l’absence de son fils.
Le cœur d’Ulysse se mit à
battre de chagrin. Il ne se fit pas reconnaître mais fît semblant de rechercher
le fils de Laërte, Ulysse, qu’il avait, disait-il, rencontré cinq ans
auparavant.
Dès que le vieillard entendit
le nom de son enfant, ses yeux s’emplirent de larmes et sa voix trembla. Alors
Ulysse ne put se cacher davantage : il lui montra sa cicatrice et lui
parla des arbres que son père lui avait donnés. Dès qu’il comprit son bonheur,
le vieil homme défaillit de joie. Mais un instant plus tard, il était revenu à
la vie avec la même ardeur que s’il était redevenu jeune. Tous deux rentrèrent
à la maison où Laërte prit un bain, s’aspergea d’huiles odorantes et se vêtit
d’un magnifique manteau de laine. Ainsi transformé, il s’assit à table avec son
invité, en plaisantant et en riant.
Pendant qu’ils se
réjouissaient, la nouvelle du massacre s’était répandue dans la ville. Poussé
par les familles de ceux qui avaient trouvé la mort, le peuple se rassembla
tumultueusement sur la place. Mais ils n’étaient pas tous du même avis :
les uns considéraient que ces morts avaient subi une punition bien méritée, les
autres criaient à la vengeance. Les plus combatifs de ces derniers étaient
dirigés par le père d’Antinoos. Ils s’armèrent de lances, d’arcs et de flèches
et allèrent trouver Ulysse dans le domaine de son père.
Ulysse entendit le grondement
de la foule qui se rapprochait et sortit armé avec sa poignée de fidèles.
Laërte tua le père d’Antinoos d’un coup de lance. Une bataille terrible
s’ensuivit et beaucoup de sang fut répandu. Ulysse et ses amis auraient
massacré toute la foule si la vois d’Athéna n’avait soudain retenti :
« Cessez de vous battre
entre vous, hommes d’Ithaque ! Ne perdez pas vos vies en vain. »
Alors la petite troupe lâcha
ses armes et s’enfuit terrorisée vers la ville.
La paix régna enfin sur
Ithaque.
Longtemps, Pénélope avait
fidèlement attendu son mari, et il était revenu. Ulysse, de son côté, avait mis
beaucoup de persévérance à rejoindre son foyer, et il s’y trouvait de nouveau.
Le temps passa, et leurs cheveux blanchirent dans une vieillesse ensoleillée.
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