19 janvier 2022

François Coppée : Un sujet de pièce (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
François Coppée nous narre là une anecdote dont il fait son personnage le narrateur afin de la proposer à un directeur de théâtre pour en faire une pièce de théâtre...

Vous trouverez le texte, comme d'habitude, quand il s'agit des Pages Oubliées ;), au-dessous de ma signature, même si celui-là est assez long pour être proposé en pdf... mais bon, comme nous en avons pris l'habitude comme ça, avec cette série littéraire-là... on continue !

Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab





On causait entre hommes dans le fumoir, après dîner. Le juif Péreira, le directeur de théâtre si connu par ses faux-col marmoréens et ses cravates triomphantes, posait devant la cheminée, tenant à la main un petit verre de curaçao.

« L’anecdote, disait-il, l’anecdote, tout est là. Une pièce n’est bonne que si on peut en raconter le sujet en cinq minutes… Quand un auteur vient me parler d’une comédie à l’heure de mon déjeuner, je l’arrête tout de suite : « M’auriez-vous dit votre affaire avant que j’aie fini cet œuf à la coque ?... » S’il ne peut pas, c’est que la pièce ne vaut rien ! »

Et Péreira goba son verre de curaçao.

« Je ne suis pas auteur dramatique, dit le grand Maurice, l’attaché d’ambassade, du fond du large fauteuil où il était enfoui, pourtant, si vous voulez, Péreira, je vous conterai une anecdote dont il me semble qu’un homme de métier tirerait parti… Mais le temps de manger un œuf, c’est bien court.

– Je vous accorde une omelette, répondit le juif avec un gros rire… Mais les idées de pièces des gens du monde… j’ai de la méfiance, comme dit le guillotiné par persuasion… Enfin, allez toujours.

– Eh bien ! l’histoire a fait le tour des salons viennois, du temps où j’étais là-bas.Il y avait alors à Vienne un médecin très renommé pour les malades du cœur ; il s’appelait, – je change les noms, naturellement, car la chose est tragique –, il s’appelait le docteur Arnold. Agé de quarante ans à peine, il avait déjà une magnifique clientèle. C’était un bel homme, fort élégant, avec une figure régulière, à grands favoris blonds, le type autrichien, enfin… mais une paire d’yeux à l’américaine, bleus et froids comme l’acier, qui donnait à réfléchir. Une famille russe résidant à Vienne – nommons-les, si vous voulez, les Skébéloff –, appela le docteur en consultation auprès de la fille de la maison, chez qui le spécialiste reconnut, au premier examen, un commencement d’anévrisme. Cela devait être fort troublant d’ausculter et de percuter Mle Macha… Songez donc ! Appliquer son oreille contre la poitrine d’une belle brune de dix-neuf ans et lui frapper sur le cœur, comme pour dire : Peut-on entrer ?...

– Maurice, interrompit le maître de la maison, pas de plaisanteries de vaudeville… Vous nous avez promis un drame.

– Vous l’aurez, soyez tranquille… Bien que reçus dans la bonne compagnie, ces Skébéloff étaient un peu suspects. Ils vivaient à l’hôtel. Le père Skébéloff avait trop de ganses, d’olives et de brandebourgs sur ses pelisses fourrées. Ces gens-là, menaient assez grand train, et les diamants de la maman passaient pour être faux… Avec cela, deux filles à caser, trop belles pour rien faire de bon… Enfin, du monde équivoque. Mais le docteur était pris de passion ; il demanda Mle Macha en mariage, fut admis à faire sa cour, épousa au bout de trois mois, et la famille Skébéloff, subitement dégoûtée de Vienne, s’envola vers de nouvelles tables d’hôtes. La femme du médecin, Frau Doktorin, comme on dit là-bas, plut beaucoup dans la société viennoise. Les nouveaux mariés étaient fort intéressants ; le docteur aimait à la fois Macha comme sa femme et comme sa malade ; il l’adorait et il la soignait. Ce petit roman enchantait les Allemandes sentimentales. Déjà Mme Arnold, de qui la santé se rétablissait à vue d’œil, se montrait souvent dans le monde, y valsait même quelquefois…

– Malgré sa maladie de cœur ?

– Oui. La jeune femme paraissait si bien guérie, que son mari lui permettait un tour de valse, comme médecin ; mais je crois qu’il l’aurait volontiers défendu comme jaloux. Car le beau capitaine de Blazewitz – un Apollon en uniforme blanc – était toujours inscrit le premier sur le carnet de bal de Mme Arnold et la serrait fort tendrement contre ses aiguillettes. Une fois de plus le vieux mythe de Mars et de Vénus se trouvait…

– Bon ! dit Péreira. Voilà votre exposition faite, Maurice, vos bonshommes posés… enchaînons maintenant, comme on dit en argot de coulisses, enchaînons !

– Soit !… Un jour, le docteur découvre un paquet de lettres…

– Bien usé, le paquet de lettres !

– Péreira, vous êtes insupportable ! Vous mettrez ici la ficelle que vous voudrez ; mais, dans mon anecdote, ce sont des lettres.

– Qui donnent au mari la certitude de son déshonneur, n’est-ce pas ?

– Apparemment.

– Et qui lui font concevoir un projet de vengeance !…

– Vous connaissez donc l’histoire, Péreira ? Alors, contez-la vous-même.

– Non, mon ami, mais je déblaie, – toujours pour nous servir de nos termes de métier –, je déblaie, voilà tout. Donc le mari se vengea…

– Par un de ces crimes qui restent toujours ignorés.

– Alors, comment l’a-t-on su ?

– Parce que le docteur a parlé… Oui, le coupable lui-même, plus tard, cédant à cet irrésistible, à ce fatal besoin de confidence qui existe chez tous les hommes, et qui fait de la confession des catholiques une des institutions les plus…

– Au fait, Maurice, au fait !

– Je ne dis plus un mot, grommela le jeune homme vexé.

– Ne vous fâchez donc pas, reprit ce gros insolent de Péreira ; nous vous évitons la peine de finir vos phrases… C’est le vrai style du théâtre… Voyez Scribe, Sardou… Tout en dialogue, avec des points suspensifs… Je me tue à le répéter aux jeunes auteurs : Pas de style, surtout ! Pas de littérature !… Il y a des pièces qui sont tombées par un adjectif… On ne sait pas le mal que peut faire une métaphore… Ainsi, les romantiques…

A votre tour, Péreira, fit le maître de la maison en regardant le juif d’un air goguenard à travers son monocle, quand vous aurez fini ?...

– C’est juste… Maurice nous disait donc que le mari…

– ... Imagina une vengeance terrible, mais seulement permise à un homme de sa profession. Macha n’était pas complètement guérie – il le savait bien, le spécialiste – de cette maladie du cœur pour laquelle il l’avait soignée, pendant deux ans, avec tant de zèle et d’amour. Il entreprit de la lui rendre. Contenant sa colère, il se borna à garder auprès de sa femme l’attitude d’un mari inquiet et soupçonneux, et fit naître ainsi la crainte et l’angoisse dans l’esprit de l’adultère. Il savait, par les lettres qu’il avait surprises, quelle passion insensée éprouvaient les deux amants ; il était sûr qu’ils chercheraient toujours à se voir, même au milieu des dangers. Ce Machiavel domestique profita de cette situation. Depuis lors, une puissance mystérieuse mit toutes sortes de petits obstacles entre Macha et M. de Blazewitz, sans les séparer tout à fait cependant ; elle faisait manquer leur rendez-vous, interrompit leurs correspondances, troublait et empoisonnait leurs amours ; et, dans cette vie pleine d’émotions vives et douloureuses, la santé de Mme Arnold s’altéra de nouveau très profondément. Le docteur tuait sa femme avec autant de certitude et de précision qu’il l’avait guérie naguère. A l’heure de folle terreur qui donne à la circulation une activité morbide, l’habile homme faisait succéder les longues journées de tristesse, qui congestionnent le cœur et y retiennent le sang. Puis, soudain, il feignait de n’avoir plus aucune jalousie, se montrait touché jusqu’aux larmes des souffrances de sa femme. – « Mais que se passe-t-il donc, ma pauvre Macha ? lui disait-il. Mon diagnostic n’y comprend plus rien. Vous avez tout l’air d’une personne qui mourrait de chagrin. N’êtes-vous pas heureuse avec moi ? » Et, tout en observant avec une diabolique volupté les progrès du mal, il crucifiait sa victime de ses désespoirs hypocrites. Au bout de six mois, les syncopes étaient plus fréquentes, les palpitations plus rapides ; les symptômes les plus inquiétants de l’anévrisme avaient reparu… Ah ! ah ! Péreira, vous ne m’interrompez plus maintenant !

– Eh bien, oui… c’est le second acte, le nœud de la pièce. Mais le dénouement… le dénouement !

– Le dénouement demandé ! cria Maurice avec l’accent d’un garçon de restaurant qui apporte un plat, voilà !… Un soir, le docteur entre chez sa femme comme une tempête : – « Madame, je sais tout, M. de Blazewitz est votre amant. » La pauvre Macha devint pâle comme un linge, et les violettes de la mort apparurent sur ses lèvres. – Tuez-moi ! dit-elle – C’était bien ce qu’il voulait.

– Je ne porterai pas la main sur une femme, reprit Arnold. Votre complice a payé pour deux. Je viens de me battre avec M. de Blazewitz… Je l’ai tué ! » Et Macha tomba raide sur le tapis. Mais le docteur mentait ; il n’eût pas osé toucher la moustache du beau capitaine, qui passait pour le premier tireur de Vienne. Il s’agenouilla près de sa femme étendue à terre, lui prit la main. Le pouls palpitait encore, elle vivait. Alors le bourreau lui donna des soins, la ranima : – « Vous allez mettre une robe de bal, tous vos diamants, ordonna-t-il, et m’accompagner au bal de l’ambassade de France, où nous sommes invités. » – « Jamais… je ne pourrai jamais ! » – « Vous allez vous habiller, et nous partons. J’ai pris, pour mon duel avec M. de Blazewitz, le prétexte d’une querelle de jeu. Mais, vous êtes compromise. Il faut qu’on vous voie, ce soir, à mon bras dans le monde. Sinon, l’on croirait que je me suis battu à cause de vous, et je serais déshonoré… Habillez-vous, je le veux !... » Il fallait bien que la malheureuse obéit. Comment résister à l’homme qu’elle avait si cruellement outragé ? Elle fit sa toilette, quelle agonie ! et son mari la traîna au bal de l’ambassade. Là, brisée, elle s’affaissa, plutôt qu’elle ne s’assit, dans le salon d’entrée, où le huissier, à chaque minute, criait le nom des arrivants. Le docteur, en grande tenue, superbe, avec tous ses ordres, se tenait debout derrière le fauteuil de sa femme. Tout à coup, après un coup d’œil jeté dans l’anti-chambre, il se pencha à l’oreille de Macha, comme pour y glisser une galanterie. – « La douleur ne t’a donc pas tuée, misérable ? » – « Pas encore, malheureusement, murmura la suppliciée. » – « Eh bien, regarde alors, ajouta-t-il en lui montrant la porte, et meurs de joie ! » En ce moment, l’huissier annonça d’une voix sonore : « Le capitaine baron de Blazewitz ! » Le bel officier entra le sourire aux lèvres, et tout d’abord, comme il faisait toujours, il chercha sa maîtresse du regard. Il la reconnut à peine. Elle venait de se lever de son siège, toute droite, comme mue par un ressort, livide sous ses parures, effrayante ! Elle lui jeta un regard égaré, porta la main à sa gorge et retomba lourdement sur le parquet, morte, bien morte, cette fois !… Ce fut un affreux esclandre. Le docteur se jeta sur le corps de sa femme en poussant des cris, et le désespoir de M. de Blazewitz aurait fait scandale, si un ami ne l’eût entraîné ! Tous les invités s’enfuirent ; les laquais mangèrent le souper, et l’ambassadrice fut très mécontente, car elle avait fait fabriquer tout exprès pour le cotillon des têtes grotesques dont elle attendait un grand effet. »

Maurice se tut ; il y eut un moment de silence. On avait presque frissonné, et Péreira lui-même eut le tact de ne pas dire quelque lourde sottise.

Mais la maîtresse de la maison se montra, soulevant la portière de tapisserie du fumoir.

« Eh bien, messieurs, avez-vous fini vos cigares ? Les dames vous réclament. »

En passant au salon, Péreira prit le bras de Maurice.

« Et le docteur, qu’est-il devenu ?

– Comme je vous l’ai dit, il s’est presque vanté, qui échappe, d’ailleurs, à tout châtiment. Mais le séjour de Vienne lui devenait difficile. Aujourd’hui, il est à Varsovie, où il fait beaucoup de clientèle, et où il continue à répéter aux malades de sa spécialité : « Pas d’émotion surtout, pas d’émotions !… » Mais que pensez-vous de mon sujet de pièce ?

– Impossible, mon cher. Tous les feuilletons diraient que c’est imité de la Julie d’Octave Feuillet. »

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