27 janvier 2022

Alphonse de Lamartine : Mon dernier coup de fusil (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !

Comme tous les textes de cette séries Pages Oubliées, ce texte est trop court pour en faire ici une description sans plagier l'auteur... et comme d'habitude, vous le trouverez en dessous de ma signature ;)...

Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab



Un jour, j’avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du sanskrit, langue sacrée des Indes. Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée, sur la lisière d’un bois. Je l’apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de la bruyère, dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité.

J’étais fils de chasseur ; j’avais passé mes jeunes années avec les garde-chasse, les curés de village, et les gentilshommes de campagne, qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n’avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l’homme qui se fait de la mort un amusement et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s’ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leurs plaisirs que lui. Mon chien quêtait, mon fusil était sous ma main ; je tenais le chevreuil au bout du canon. J’éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne ‘avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, créé par la même Providence, doué peut-être à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d’affection et de parenté que moi dans sa forêt ; cherchant son frère, attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l’instinct machinal de l’habitude l’emporta sur la nature qui répugnait au meurtre. Le coup partit, le chevreuil tomba, l’épaule cassée par la balle, bondissant en vain, dans sa couleur, sur l’herbe rougie de son sang.

Quand la fumée du coup de fusil fut dissipée, je m’approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n’était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l’herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n’oublierai jamais ce regard auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue semblait donner des profondeurs humaines de sentiment aussi intelligibles que des paroles ; car l’œil a son langage, surtout quand il s’éteint.

Ce regard me disait clairement avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite : « Qui es-tu ? je ne t’ai jamais offensé. Je t’aurais aimé peut-être ; pourquoi m’as-tu frappé à mot ? Pourquoi m’as-tu ravi a part de ciel, de lumière, d’air, de jeunesse, de joie, de vie ? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m’attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la bruyère ? N’y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi ? Et cependant, je t’accuse, mais je te pardonne. Il n’y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature est douce, même contre mon assassin. Il n’y a que de l’étonnement, de la douleur, des larmes. »

Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m’accusais comme s’il avait parlé avec la voix. « Achève-moi », semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres. J’aurais voulu le guérir à tout prix, mais je repris le fusil, par pitié cette fois, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l’avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri ; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort.

C’était l’heure de midi. J’attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à l’étable pendant les heures brûlantes, repassât avec son troupeau sur la lisière du bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma poche un volume de ces restes de poèmes épiques de l’Inde, et je m’efforçai de me distraire par la lecture. Vain effort ! La page s’ouvrit par une de ces merveilleuses allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes d’universelle charité. On y croit sentir, dans l’amour et dans le respect de l’homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même, pour sa création animée et inanimée.

Le poète racontait l’ascension graduelle d’un héros, d’épreuve en épreuve jusqu’au ciel, par les degrés ardus de l’Himalaya. A mesure que la route devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, il est abandonné de lassitude par ceux qui l’ont le plus aimé sur la terre, qui ont d’abord tenté de le suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière ou succombent à ses pieds sur les sommets de glace et de neige de son ascension. Parents, amis, frères, épouse même, finissent par se lasser de dévouement ou par s’épuiser de forces. Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l’amitié et que l’amour, suit, en haletant, les traces de son maître, pour mourir à ses pieds ou pour triompher avec lui.

Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s’ouvrent pour lui, mais elles se referment pour l’animal. L’homme, alors pénétré d’une justice sublime et d’une abnégation qui s’élève jusqu’à l’immolation de soi-même, refuse d’entrer dans le séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses misères, n’y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent entrer l’animal avec l’homme, et le ciel se referme sur tous les deux. J’ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai dans les archives des beautés de l’esprit humain.

Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes religieux de l’Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine qui interdit aux hommes non seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des animaux, ces hôtes de notre habitation terrestre, et dont nous devons compte à notre père commun, comme des êtres supérieurs d’intelligence et de force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J’admirai, j’adorai cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas, dans la mesure de son intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poète indien était le sage, et que j’étais l’ignorant et le barbare d’une civilisation qui avait perdu tant de chemin sur la route de l’amour ou qui n’y était pas encore arrivée. Je pressentis que l’homme de l’Occident y arriverait un jour.

Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l’existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui savourent comme nous la courte joie de la lumière et la conscience plus ou moins vague de l’être sous le même rayon.

« Il appartient à Dieu, me dis-je, Dieu m’a fait leur ami, et non leur tyran. La vie, quelle qu’elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que notre incomplète civilisation nous permet d’en faire impunément devant les lois, mais que le Créateur ne nous permet pas d’avoir fait impunément devant sa justice.

De ce jour, je n’ai plus tué. Le livre, en commentant si pathétiquement la nature, m’avait convaincu de mon crime. L’Inde m’avait révélé une plus large charité de l’esprit humain.

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