5 janvier 2022

Alexandre Dumas fils : Alexandre Dumas (père) apprécié par son fils (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
Texte trop court pour vous le présenter sans plagier l'auteur ou l'éditeur qui explique pour quel motif il a décidé d'éditer cette Page Oubliée en ce 9 septembre 1883... texte que vous pouvez lire sous ma signature...
 
Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab




Quelques semaines nous séparent de l’inauguration du moment élevé à la mémoire d’Alexandre Dumas. C’est l’occasion de reproduire la ravissante page que M. Dumas fils écrivit après la mort de son père.

Nous ne connaissons rien de plus éloquent et de plus ému que ce petit chef-d’œuvre de sentiment et de grâce.


Il est venu à bout de toi, mon cher père, ce siècle vorace que tu as habitué à cette insatiabilité qui nous met sur les dents, nous qui ne sommes pas de ta force. Et cependant, à ce siècle, né pour tout dévorer, tu étais bien l’homme qu’il fallait, toi né pour toujours produire. Du reste, quelles précautions la nature avait prises, quelles provisions elle avait faites en toi pour ces appétits formidables qu’elle était forcée de prévoir ! C’est sous le soleil d’Amérique, sous les tropiques, avec du sang africain qu’elle a formé celui dont tu devais naître, et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. Rome lui eût décerné les honneurs du triomphe et l’eût nommé consul. La France, plus calme et plus économe, refusa le collège à son fils, et ce fils, élevé en pleine forêt, en plein air, à plein ciel, poussé par le besoin et par son génie, s’abattit un beau jour sur la grande ville et entra dans la littérature comme son père entrait dans l’ennemi, en bousculant, en abattant, en renversant tout ce qui ne lui faisait pas place. Alors commença ce travail cyclopéen qui dure depuis quarante années. Tragédie, drames, histoire, romans, voyages, comédies, tu as tout rejeté dans le moule de ton cerveau, et tu as peuplé le monde de la fiction de créations nouvelles. Tu as fait craquer le Journal, le Livre, le Théâtre, trop étroits pour tes puissantes épaules ; tu as alimenté la France, l’Europe, l’Amérique ; tu as enrichi les libraires, les traducteurs, les plagiaires ; tu as essoufflé les imprimeurs, fourbu les copistes, et, dévoré du besoin de produire, tu n’as peut-être pas toujours assez éprouvé le métal dont tu te servais, et tu as pris et jeté dans la fournaise, quelquefois au hasard, tout ce qui t’est tombé sous la main. Le feu intelligent a fait le partage. Ce qui venait de toi s’est coulé en bronze, ce qui venait d’ailleurs s’est évanoui en fumée. Tu as battu ainsi bien du mauvais fer ; mais, en revanche, combien parmi ceux qui devaient rester obscurs se sont éclairés et chauffés à ta forge, et, si l’heure des restitutions sonnait, quel gain pour toi, rien qu’à reprendre ce que tu as donné et ce qu’on t’as pris ! Quelquefois, tu posais ton lourd marteau sur ta large enclume. Tu t’asseyais sur le seuil de ta grotte resplendissante, les manches retroussées, la poitrine à l’air, le visage souriant, tu t’essuyais le front, tu regardais les calmes étoiles en respirant la fraîcheur de la nuit, ou bien tu te lançais sur la première route venue, tu t’évadais comme un prisonnier : tu parcourais l’Océan, tu gravissais le Caucasse, tu escaladais l’Etna, toujours quelque chose de colossal, et, les poumons remplis à nouveau, tu rentrais dans ta caverne. Ta grande silhouette se décalquait en noir sur le foyer rouge, et la foule battait des mains ; car, au fond, elle aime la fécondité dans le travail, la grâce dans la force, la simplicité dans le génie, et tu as la fécondité, la simplicité, la grâce et la générosité que j’oubliais, qui t’a fait millionnaire pour les autres et pauvre pour toi. Puis, un jour, il y a eu distraction, indifférence, ingratitude de la part de cette foule attentive et dominée jusqu’alors. Elle se portait autre part, elle voulait voir autre chose. Tu lui avais trop donné. C’était nous qui étions venus, nous les enfants, nous les petits, qui avions poussé pendant ce temps-là, et qui faisions le contraire de ce que vous aviez fait, vous les grands. Voilà tout. Tu es devenu « Dumas père » pour les respectueux, le « père Dumas » pour les insolents, et, au milieu de toutes sortes de clameurs, tu as pu entendre parfois cette phrase : « Décidément, son fils plus de talent que lui ! »

Comme tu as dû rire !

Eh bien ! non ; tu as été fier, tu as été heureux ; semblable au premier père venu, tu n’as demandé qu’à croire, tu as cru peut-être ce qu’on disait ! Cher grand homme, naïf et bon, tu m’aurais donné ta gloire, comme tu me donnais ton argent quand j’étais jeune et paresseux. Je suis bien heureux d’avoir enfin l’occasion de m’incliner publiquement devant toi, de te rendre hommage en plein soleil, et de t’embrasser comme je t’aime en face de l’avenir ! Que d’autres de mon âge et de ma valeur se déclarent tes égaux ; ne portant pas ton nom, c’est affaire à eux, et je n’ai pas plus à leur reprocher qu’à leur envier cette supposition, moi qui serais aussi connu qu’eux rien qu’à être ton fils. Mais il faut que la postérité qui, quoiqu’il arrive, sera forcée de compter avec toi, sache bien, quand elle lira nos deux noms au-dessous l’un de l’autre, chronologiquement, dans le bilan de ce siècle, que je n’ai jamais vu en toi que mon père, mon ami et mon maître, quoi qu’on ait pu dire ; que j’ai eu cette bonne chance, grâce à ton voisinage, de ne jamais m’exagérer, et de me considérer toujours comme un bambin, en étant obligé de me comparer toujours à ce père redoutable.

Du reste, il y a dans mon enfance un souvenir qui secrètement battait en brèche mes jeunes vanités. C’est celui de la première représentation de Charles VII à l’Odéon. Ce fut un « four », comme on dirait aujourd’hui dans cet argot parisien qui remplacera peu à peu, si nous n’y prenons garde, la vieille langue française. J’avais huit ans, j’écoutais avec religion, parce que c’était « papa » qui avait écrit ça. Je n’y comprenais rien du tout, bien entendu. Tu avais voulu que je fusse présent à cette solennité ; tu étais superstitieux, tu croyais que je te porterais bonheur. Tu te trompais bien ! Les cinq actes se déroulèrent au milieu d’un silence morne. Aussi, quelle idée avais-tu de vouloir arrêter tout à coup, avec une œuvre sobre, ferme, simple, le mouvement que tu avais toi-même, et le premier, imprimé au théâtre ? Pourquoi, tout à coup, cet hommage à Racine, qu’on était convenu d’appeler un polisson ?

Nous revînmes ensemble, tout seuls, toi me tenant par la main, moi trottinant à ton côté, pour me mettre à l’unisson de grandes jambes. Tu ne parlais pas ; je ne disais rien non plus ; je sentais que tu étais triste et qu’il fallait se taire. Depuis ce jour, je n’ai jamais longé le vieux mur de la rue de la Seine, près du guichet de l’Institut (où tu ne devais pas entrer), sans revoir nos silhouettes sur cette muraille humide, léchée ce soir-là d’un grand rayon de lune. Je ne suis jamais non plus revenu d’une de mes premières représentations, les plus bruyantes et les plus applaudies, sans me rappeler le froid de cette grande salle, notre marche silencieuse à travers les rues désertes et sans me dire tout bas, pendant que mes amis me félicitaient : « C’est possible : mais j’aimerais mieux avoir fait Charles VII qui n’a pas réussi. »

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