6 mai 2017

Richard Brautigan [Vengeance de la Pelouse] : Problèmes bancaires compliqués

Ah que coucou !

A nouveau, le texte est bien trop court pour en parler et vous le proposer en téléchargement. Vous trouverez donc la nouvelle suivante sous ma signature...


Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab


J’ai un compte en banque parce que j’en avais assez d’enterrer mon argent au fond du jardin ; et puis, il s’est passé autre chose : il y a quelques années, en enterrant de l’argent, je suis tombé sur un squelette humain.
Le squelette tenait dans une main les restes d’une pelle, et dans l’autre, une boîte de café à moitié décomposée. La boîte de café était emplie de quelque chose qui ressemblait à de la poussière de rouille, et qui avait dû autrefois être de l’argent, alors maintenant, j’ai un compte en banque.
Mais cela non plus ne marche pas très bien, la plupart du temps. Quand je fais la queue, il y a presque toujours des gens devant moi qui ont des problèmes bancaires compliqués. Et je suis obligé d’attendre et de supporter ces parodies de crucifixion financière de l’Amérique.
Ca se passe à peu près comme ceci : il y a trois personnes devant moi. J’ai un petit chèque à encaisser. L’opération ne prendra qu’une minute. Le chèque est déjà endossé. Je le tiens en main, tourné vers la caissière.
La personne qu’on est en train de servir maintenant est une femme d’une cinquantaine d’années. Elle porte un long manteau noir bien qu’il fasse très chaud. Elle a l’air très à l’aise dans son manteau, et il vient d’elle une odeur bizarre. Je pense à cette odeur pendant quelques secondes, et me rends compte que c’est le premier signe d’un problème bancaire compliqué.
Puis elle fouille dans les plis de son manteau, et en sort l’ombre d’un réfrigérateur empli de lait tourné et de carottes de l’année dernière. Elle veut mettre l’ombre sur son livret d’épargne. Elle a déjà préparé la fiche.
Je lève les yeux vers le plafond de la banque, et je fais comme si c’était la chapelle Sixtine.
La vieille dame se débat violemment, puis on l’emmène. Il y a beaucoup de sang par terre. Elle a arraché d’un coup de dent l’oreille d’un des gardiens.
Je suppose qu’on ne peut qu’admirer son cran.
Le chèque que j’ai en main est de 10 dollars.
Les deux personnes suivantes ne sont en fait qu’une seule personne. Ce sont deux frères siamois, mais ils ont chacun leur chéquier personnel.
L’un d’eux met 82 dollars sur son livre d’épargne, et l’autre veut solder son livret d’épargne. La caissière lui compte 3.574 dollars, et il met l’argent dans la poche qui est de son côté du pantalon.
Tout cela prend du temps. Je lève les yeux vers le plafond de la banque une fois de plus, mais je n’arrive plus à imaginer que c’est la chapelle Sixtine. Mon chèque est moite comme s’il avait été signé en 1929.
Le dernier client qui me sépare de la caissière a l’air tout à fait anonyme. Tellement anonyme qu’il est à peine là. Il met sur le comptoir 237 chèques qu’il veut déposer sur son compte courant. Total : 489.000 dollars. Il a aussi 611 chèques qu’il veut déposer sur son livret d’épargne. Total : 1.754.961 dollars. Ses chèques recouvrent complètement le comptoir, comme une tempête de neige triomphale. La caissière s’attaque au traitement des chèques comme un coureur de fond, et moi, j’attends, et je me dis que le squelette au fond du jardin avait décidé juste après tout.

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