4 mars 2022

Alphonse Daudet : Le Vol (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
Pages Oubliées donc ;)... oui, texte en dessous de ma signature et vous en connaissez si bien la raison que je me demande s'il faut, à nouveau, que je vous la rappelle ici ;)...
 
Bonne lecture !
 
Bisous,
@+
Sab
 

 

Qui l’avait mise là ? Est-ce le diable pour me tenter, ou ma mère pour payer le cacher du professeur de musique ? Mystère insondable. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle était là, sur la cheminée du salon, et que je l’aperçus un mercredi matin, au moment de partir au collège. Ma première pensée ne fut pas mauvaise. Je me dis tout haut : « Tiens !… quarante sous ! » C’était une belle pièce, large, un peu usée, avec une effigie qui s’effaçait, reluisant doucement sur le velours grenat de la tablette. Sans songer à mal, pour la voir de plus près, je la pris dans ma main. Aussitôt, la magie de l’argent opéra. Pour les douze ou treize ans que j’avais alors, quarante sous e faisaient une somme énorme, et je sentis soudain frétiller en moi autant de désirs qu’il y avait de petites pièces dans cette grande pièce, toute la monnaie d’une tentation que j’osais à peine m’avouer.

Je pensais : « Y en a-t-il, des parties de canot, là-dedans ! » C’était ma grande passion, les canots, à cette époque. Passer toute une après-midi sur l’eau noire du vieux port, au milieu des bateaux de pêche, dans la vapeur des paquebots en partance, les cris des mouettes, les commandements, les appels, les chansons de bord tout en haut des vergues, les coups de marteau du bassin de radoub ; longer les frégates de l’État, propres, luisantes comme un uniforme d’aspirant, ou se laisser bercer à l’ombre d’un gros navire, endormi et silencieux, qu’animait seulement la vigilance d’un terre-neuve, dressé tout debout, les pattes sur le bastingage ; courir pieds nus sur des trains de bois, grimper aux mâts, voir pêcher des oursins, puis revenir le soir, tout imprégné d’une odeur de goudron, de varech, avec la lassitude, l’impression d’un long voyage, je ne connaissais pas de bonheur plus grand. Mais ce bonheur coûtait cher, et pour arriver à louer un bateau de dix sous avec les deux sous qu’on me donnait chaque semaine, il fallait se priver de tout, calculer, économiser. Aussi, cette belle pièce d’argent, lumineuse et ronde, me fit-elle l’effet d’un cercle de lanterne magique, tout petit d’abord, mais s’agrandissant à mesure que je le regardais, pour rendre vivantes et visibles les images qui le traversaient, le vieux port, les beauprés de navires s’avançant en ligne tout le long du quai et les petits bateaux de louage balancés sur l’eau profonde et noircie. La vision était si nette, si tentante ! je fus obligé de fermer les yeux.

Pendant quelques minutes, je restai là, sans bouger, tenant serré cet argent qui me brûlait la main. Minutes inoubliables, angoisse douloureuse et délicieuse de la tentation, toutes les émotions du vol ! Ne riez pas. Ce ne sont point des tentations de criminel. Secoué par une lutte effroyable, tout mon pauvre petit corps tremblait. Mes oreilles bourdonnaient. J’entendais les battements de mon cœur et le tic-tac monotone de la pendule.

A la fin pourtant, l’idée du devoir, déjà née et grandie en moi, le souvenir des miens, l’atmosphère de la maison honnête, sans doute aussi la peur du châtiment, de l’humiliation si j’étais découvert, tout cela fut plus fort que la passion. Je remis la pièce où je l’avais prise. Seulement… Ah ! il faut tout dire… seulement, par un mouvement instinctif, irréfléchi, mais à coup sûr diabolique, je la poussai bien loin sous la pendule, pour qu’on ne la vît plus et qu’on la crût perdue.

A partir de ce moment, le vol était commis, aggravé encore par la lâcheté et l’hypocrisie. Je ne m’y trompais pas, ma conscience indignée se levait toute droite pour m’appeler : « Voleur ! Voleur ! » si fort qu’il me semblait que toute le monde l’entendait. Au collège, impossible de travailler. J’avais beau prendre ma tête à deux mains, clouer mon regard sur le livre ouvert, je n’y voyais que ces rayonnements vagues, ces prismes brisés que nous laisse au fond des yeux une chose brillante trop longtemps regardée. Oh ! oui, le crime était commis, car j’en avais déjà le remords. C’était comme une étreinte au cœur, du trouble, de la honte, un besoin d’être seul. Par moments, en me débattant contre cet autre moi-même si grondeur, j’avais envie de lui crier : « Tais-toi… je n’ai rien fait… Laisse-moi tranquille… Je suis sûr qu’on va la retrouver, cette pièce de quarante sous. » Et, tout en disant cela, je pensais avec un certain contentement qu’on ne remontait la pendule que tous les quinze jours, et que dans notre salon, un salon de province, ciré, soigné, fermé comme un tabernacle, on n’entrait guère que le lundi à l’heure de ma leçon de musique.

Le soir, en arrivant chez nous, mon premier soin fut d’aller tâter dans l’ombre sur la cheminée. La pièce y était encore, je n’eus pas le courage de la prendre, ni le plus grand courage de dire à mes parents : « Elle est là ! » Décidément j’étais un voleur.

La soirée se passa dans une agitation extrême… Je sentais le jeudi du lendemain qui approchait. Jeudi, le congé, les bateaux !… Surexcité par une sorte de fièvre, je parlais beaucoup, et ma voix avait une sonorité fausse qui me gênait. Deux ou trois fois le regard de ma mère posé sur moi, inquiet et tremblant, sembla demander : « Qu’est-ce qu’il a ? » Alors, je rougissais, comme si chaque mot que je disais était le mensonge de ma pensée. Avec cela un air soumis, des gentillesses d’enfant coupable qui veut se faire pardonner, et sous les caresses que me valaient mes câlineries, la honte de mon hypocrisie, des envies folles de tomber à genoux et de tout lui dire… puis rien.

Cette nuit-là pourtant, je dormis assez bien, contre mon attente. Ce que c’est que le sentiment de l’impunité ! Maintenant que j’étais sûr de pouvoir prendre la pièce sans danger, puisque tout le monde la croyait perdue, ma conscience me laissait tranquille. Je n’avais plus qu’à rêver à ma fête du lendemain ; et jusqu’au matin, entre mes cils fermés, je vis les mâts du vieux port se balancer sur la houle, pendant que là-bas, au bout de la jetée, la mer, la pleine mer, bleue, immense, voyageuse, me souriait de ses mille petites vagues…

Le lendemain, aussitôt après le déjeuner, je me glissai furtivement dans le salon. Devant la cheminée, j’eus encore un moment terrible.

On parlait dans la chambre à côté ; j’avais peur que quelqu’un entrât. Combien de temps suis-je resté là, debout au bord de mon crime, avançant la main, puis la retirant ! Je ne m’en souviens plus. Ce que je n’ai pas oublié, par exemple, c’est cette figure d’enfant, blême, contractée, bouleversée, que j’avais en face de moi dans la glace, et qui me regardait avec des yeux ardents, des yeux de fauve à l’affût. Enfin les voix s’éloignèrent. Je pris la pièce brusquement, et me voilà dehors.

C’était un jeudi magnifique, c’est-à-dire un dimanche, moins la mélancolie des cloches, la tristesse de l’heure des vêpres, les promenades en famille dans la gêne de l’endimanchement. Tremblant d’être rappelé, j’avais pris mon élan vers les quais avec la hâte de jouir de mon vol. Malheur à qui aurait voulu m’arrêter alors ! Oh ! quand on vient de voler, comme on doit tuer facilement ! Tout en courant, j’entendais la belle pièce d’argent tinter joyeusement, au fond de ma poche, avec la pièce de deux sous qu’on me donnait chaque jeudi, et cette musique me grisait, me donnait des ailes. Plus l’ombre d’un remords. Léger, souriant, la joue en feu, j’étais déjà dans l’atmosphère de mon plaisir.

Tout à coup, en passant un porche d’église, la main tendue d’une mendiante m’arrêta. Fus-je attendri par cette misère, par la pâleur de cette face éteinte ou le regard morne de l’enfant que la malheureuse avait dans ses bras ?

Ne cédai-je pas plutôt à ce besoin de faire le bien qui nous prend après une faute, ou encore à une superstition de petit Méridional presque italien, essayant de sanctifier l’argent volé ?

Quoi qu’il en soit, je tirai de ma poche les deux sous de mon jeudi, et je les jetai à la mendiante, qui me remercia avec une expression de joie et de reconnaissance extraordinaire, si extraordinaire, en vérité, que, deux rues plus loin, une crainte subite me traversa l’esprit. Oh ! mon Dieu ! Est-ce que par hasard ?...

Vite, je tâte, je me fouille et pousse un cri de rage. J’avais donné les deux francs. Il ne me restait plus que mes deux sous ! Et les bateaux étaient là tout près. Déjà les mâts, les vergues du vieux port montaient au bout de la rue, dans un grand carré de lumière… Non, vous n’avez jamais vu la colère, un désespoir pareil au mien.

Me voilà revenant sur mes pas, furieux, parlant tout seul :

« Oh ! je la retrouverai… Je lui dirai que je me suis trompé, que cet argent n’était pas à moi… Et si elle ne veut pas me le rendre, eh bien ! je la ferai arrêter comme une voleuse. »

Je l’appelais voleuse. J’avais cet aplomb… En attendant, où était-elle passée ? J’eus beau fouiller tous les porches de l’église, regarder autour dans les rues, dans les passages. Personne. Sitôt ses deux francs reçus, la mendiante était rentrée chez elle. En une fois, sa journée avait été finie. La mienne avec.

Alors, éperdu, ne sachant plus que faire, je retournai à la maison, et sautant au cou de ma mère avec une explosion de larmes, où il y avait encore plus de colère que de remords, je pris le parti de lui avouer tout. Cela se voit quelquefois, paraît-il, qu’un voleur vienne faire des aveux à la justice, de rage d’avoir manqué son coup.

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