Tout ce que j'aime ici et ailleurs... sur notre petite planète bleue ou à l'extérieur... partagé sans modération aucune (enfin, dans la limite du possible ;))
28 février 2022
P.-J. Stahl [Scènes de la vie privée et publique des Animaux] : Souvenirs d'une vieille Corneille
26 février 2022
Emile Zola : Villégiature (Les Annales : Pages Oubliées)
La boutique du bonnetier Gobichon est peinte en jaune clair ; c’est une sorte de couloir obscur, garni à droite et à gauche de casiers exhalant une vague senteur de moisi ; au fond, dans une ombre et un silence solennels, se dresse le comptoir. La lumière du jour et le bruit de la ville se refusent à se hasarder dans ce tombeau.
La « villa » du bonnetier Gobichon, située à Arcueil, est une maison à un étage, toute plate, bâtie en plâtre ; devant le corps de logis, s’allonge un étroit jardin enclos d’une muraille basse. Au milieu, se trouve un bassin qui n’a jamais eu d’eau ; çà et là se dressent quelques arbres étiques qui n’ont jamais eu de feuilles. La maison est d’une blancheur crue, le jardin est d’un gris sale. La Bièvre coule à cinquante pas, charriant des puanteurs ; des terres crayeuses s’étendent à l’horizon, des débris, des champs bouleversés, des carrières béantes et abandonnées, tout un paysage de misère et de désolation.
Depuis trois années, Gobichon a l’ineffable bonheur d’échanger chaque dimanche l’ombre de sa boutique pour le soleil ardent de a villa, l’air du ruisseau de sa rue pour l’air nauséabond de la Bièvre.
Pendant trente ans il a caressé le rêve insensé de vivre aux champs, de posséder des terres où il ferait bâtir le château de ses songes. Rien ne lui a coûté pour contenter son caprice de grand seigneur ; il s’est imposé les plus dures privations : on l’a vu, pendant trente ans, se refuser une prise de tabac et une tasse de café, empilant gros sous sur gros sous.
Aujourd’hui, il a assouvi sa passion. Il vit un jour sur sept dans l’intimité de la poussière et des cailloux. Il mourra content.
Chaque samedi, le départ est solennel. Lorsque le temps est beau, la route se fait à pied : on jouit mieux ainsi des beautés de la nature.
La boutique est laissée à la garde d’un vieux commis qui a charge de rire à chaque client qui se présente :
« Monsieur et madame sont à leur villa d’Arcueil. »
Monsieur et madame, équipés en guerre, chargés de paniers, vont chercher à la pension voisine le jeune Gobichon, gamin d’une douzaine d’années, qui voit avec terreur ses parents prendre le chemin de la Bièvre. Et durant le trajet, le père, grave et heureux, cherche à inspirer à son fils l’amour des champs, en dissertant sur les choux et sur les navets.
On arrive, on se couche. Le lendemain dès l’aurore, Gobichon passe la blouse du paysan : il est fermement décidé à cultiver ses terres ; il bêche, il pioche, il plante, il sème toute la journée. Rien ne pousse ; le sol, fait de sable et de gravats, se refuse à toute végétation. Le rude travailleur n’en essuie pas moins avec une vive satisfaction la sueur qui inonde son visage. En regardant les trous qu’il creuse, il s’arrête tout orgueilleux et il appelle sa femme :
« Madame Gobichon, venez donc voir ! crie-t-il. Hein ! quels trous ! sont-ils assez profonds, ceux-là ! »
La bonne dame s’extasie sur la profondeur des trous.
L’année dernière, par un étrange et inexplicable phénomène, une salade, une romaine haute comme la main, rongée et d’un jaune sale, a eu le singulier caprice de pousser dans un coin du jardin. Gobichon a invité trente personnes à dîner pour manger cette salade.
Il passe ainsi la journée entière au soleil, aveuglé par la lumière crue, étouffé par la poussière. A son côté se tient son épouse, poussant le dévouement jusqu’à la suffocation. Le jeune Gobichon cherche avec désespoir les minces filets d’ombre que font les murailles.
Le soir, toute la famille s’assied autour du bassin vide et jouit en paix des charmes de la nature. Les usines du voisinage jettent une fumée noire ; les locomotives passent en sifflant, traînant toute une foule endimanchée bruyante ; les horizons s’étendent, dévastés, rendus plus tristes encore par ces éclats de rire qui rentrent à Paris pour une grande semaine. Et, mêlées aux puanteurs de la Bièvre, des odeurs de friture et de poussière passent dans l’air lourd.
Gobichon, attendri, regarde religieusement la lune se lever entre deux cheminées.
24 février 2022
Ben Jonson : Epicène ou la Femme silencieuse
22 février 2022
Jules Janin [Scènes de la vie privée et publique des Animaux] : Le premier Feuilleton de Pistolet
20 février 2022
Ludovic Halevy : Un combat de cavalerie sous Metz (Les Annales : Pages Oubliées)
Un officier d’état-major arrive porteur de cet ordre du général en chef :
« Ramasser toute la cavalerie, la faire charger en masse afin de dégager la droite de la ligne menacée ».
Il y avait toujours la même grande poussière à l’horizon. Nous échangeons quelques paroles avec cet officier d’état-major. Nous lui demandons ce qu’il pense de ce nuage.
« Nous avons cru d’abord, nous dit-il, que c’était de la poussière française, une grande reconnaissance de la cavalerie du maréchal Lebœuf ; mais nous nous trompions, c’est de la poussière prussienne ; ce sont des réserves qui entrent en ligne. La bataille n’est pas finie. »
Cependant nous nous ébranlons. La brigade légère fait demi-tour par pelotons et rompt par quatre au galop. Nous descendons le ravin d’une vitesse insensée. J’entends les hommes dire joyeusement autour de moi : « On va charger ! Ca va chauffer ! » Nous allons droit devant nous, passant par-dessus les haies, sautant des rigoles et des fossés, traversant des cours de ferme. Les obus prussiens nous font la conduite ; toutes les habitations, d’ailleurs, sont silencieuses, abandonnées, désertes.
Cependant, dans une cour de ferme, un malheureux enfant d’une douzaine d’années, debout dans un tombereau, poussait des cris aigus, dansait et gambadait en nous regardant passer. Quelque pauvre petit idiot qu’on avait oublié là.
Nous remontons le ravin, nous franchissons la route de Verdun et nous nous trouvons haletants, en nage, hommes et chevaux, adossés à un bois, formés en bataille, la gauche à la grande route. Plus de projectiles prussiens. Nous voyons se rallier devant nous le régiment de chasseurs d’Afrique qui, par une charge de fourrageurs bien conduite, venait de dégager le plateau et avait obligé à une retraite précipitée les batteries prussiennes qui nous mitraillaient.
Mais quand les chasseurs d’Afrique, en se ralliant, déblayant le terrain, nous apercevons devant nous, à travers la poussière, un immense développement de cavalerie ennemie. Deux régiments étaient rangés en bataille, et derrière leu aile gauche, se tenaient plusieurs régiments formés en masse profondes.
On s’arrête un instant, le général et notre colonel semblent se consulter :
« Laissez-nous faire un feu avant de charger, mon général, dit le colonel.
– Non, répond le général Montaigu ; l’ordre est formel. »
En mettant l’épée à la main, il s’écrie : « A l’arme blanche, allons, messieurs ! » Le colonel alors se tourne vers son régiment qu’il embrasse du regard, et, debout sur ses étriers, le sabre haut, avec un geste qui aurait peut-être paru banal sur le champ de manœuvre, mais qui était sublime à ce moment-là, commande d’une vox éclatante :
« Escadrons, garde à vous ; pour charger, sabre à la main, au galop, marche ! » Les clairons sonnent la charge et tous les officiers répètent le commandement : « Chargez ! » L’entrain des hommes est admirable. Nous n’avons pas besoin de les exciter. Il y a de l’émotion dans tous les cœurs, mais une émotion haute et généreuse.
Nous partons. Nos excellents, légers et courageux petits chevaux bondissent de sillon en sillon. Le cheval aussi bien que le cavalier s’anime et se grise à la guerre. Rapidement la distance se rapproche, et, à travers le nuage de poussière qui nous enveloppe, nous apercevons la ligne ennemie, imposante et calme. C’est une grande masse qui nous paraît immobile et qui vient à nous cependant, mais qui vient au pas, comme certaine de sa force, au-devant de notre torrent. Nous rassemblons et nous enlevons violemment nos chevaux. Nous approchons ! nous approchons ! Un grand cri se fait entendre : « Chargez ! chargez ! » Qui le pousse, ce cri ? Tout le monde. Il sort à la fois de toutes les poitrines. Des hourras frénétiques l’accompagnent. On entend le petit bruit sec de mille revolvers déchargés en même temps. Il nous semble que le canon et la mousqueterie se taisent.
Quant à moi, couché sur l’encolure de mon cheval, les étriers chaussés jusqu’au talon, l’éperon au flanc, les rênes courtes, le sabre et une poignée de crins dans la main gauche, le revolver dans la main droite, je jette deux coups de feu dans la muraille vivante qui me fait face et j’entre dans cette muraille, enlevé, poussé, porté par cinq ou six braves cavaliers de mon peloton qui s’écrient : « Les voilà ! les voilà ! nous les tenons ! »
Je fais brèche, je pénètre. Mon cheval aussitôt, après un écart terrible, se cabre follement. IL a reçu un violent coup de pointe dans l’épaule. Presque désarçonné, je suis comme remis en selle par une masse qui me tombe sur le bras gauche. C’est un hussard, mon plus proche voisin, qui vient d’être atteint et renversé.
Alors, juste en face de moi, au-dessus de la crinière d’un cheval alezan, je vois deux grands yeux bleus, doux et sans colère, une longue barbe blonde sous un casque noir à l’aigle d’or. Ces deux yeux me regardaient. Je tire un coup de revolver. La tête blonde disparaît le long de l’encolure du cheval, le corps s’affaisse et roule.
Un visage brun, dur et ensanglanté, une manche d’habit bleu passent ensuite devant mes yeux. Mon revolver rate. Mon sabre, repris de la main droite, pare un violent coup de plat de sabre. Le choc a été si dur que mon bras retombe tout engourdi. Je me retourne. Je regarde. Personne autour de moi, mes hommes ont été ramenés. Je m’écrie : « A moi ! à moi ! » Je me sens à la nuque une sorte de chaleur moite et écœurante. Je porte la main derrière ma tête. Je ramène mon gant tout ensanglanté. Une vigoureuse estafilade m’était tombée du ciel sur la nuque. Je n’avais pas eu le temps de m’en apercevoir.
En cet instant, près de moi, passe le colonel ; son malheureux cheval avait le poitrail presque coupé en morceaux et laissait derrière lui une trace rouge. Le colonel, lui aussi, faisait de vains efforts pour rallier ces hommes. Les dragons et les lanciers de la garde lancés à notre rescousse viennent augmenter le désordre. Six régiments d cavalerie française et autant de régiments allemands sont entassés, confondus pêle-mêle dans un étroit espace. On entend les cris et les commandements, et aussi les gémissements dans les deux langues. Les morts et les blessés, hommes et chevaux, couvrent déjà la terre. C’est sur des cadavres qu’on galope, qu’on se cherche, qu’on se poursuit, qu’on se bat et qu’on se tue.
Au milieu de cette mêlée, j’aperçois le général, qui, tout à l’heure, au premier rang, nous avait si bravement entraînés à la charge, démonté, courant à pied, brandissant son épée, blessé à la tête, la figure rouge de sang. Des cavaliers ennemis le poursuivent. Il va être atteint. Un officier de hussards prussiens – dolman vert, tresses jaunes et noires, à peu près l’uniforme de notre régiment de guides, – pique droit sur le général d’une course effrénée… Il va l’atteindre. Non, le cheval est emporté, dépasse le but. L’officier prussien, un tout jeune homme, fait pour l’arrêter de vains efforts ; le cheval continue sa course et l’emmène au milieu d’un petit groupe de lanciers de la garde ; il reçoit au passage cinq ou si coups de pointe, dont un en pleine gorge ; il tombe à la renverse sur la croupe, puis glisse ; mais une jambe est engagée dans l’étrier. Ainsi accroché par le pied, l’officier est traîné pendant une cinquantaine de mètres ; il se détache enfin du cheval et reste immobile par terre, sur le dos. L’animal aussitôt s’arrête ; un de nos hommes s’approche, le prend par la bride et l’emmène.
Cependant le ralliement sonne de part et d’autre. Les débris de nos hussards, pêle-mêle avec des cavaliers de toutes armes, repassent le ravin. Les chevaux sont exténués, rendus, brisés. On s reforme, non sans peine, sur le plateau opposé. On se compte. On fait l’appel. Le général Legrand a été tué dans la mêlée. Le général Montaigu a disparu.
« Et un tel, qui l’a vu ?
– Moi, répond un camarade ; il est tombé à quatre pas de moi, tué roide d’une balle en pleine poitrine, dès le commencement de l’affaire ; toute la charge lui a passé sur le corps.
– Et un tel ?
– Moi je l’ai vu, il était emballé par son cheval. Il est prisonnier s’il n’est pas tué, car il s’en allait droit vers les dragons hanovriens. »
En ce moment arrive, épuisé, haletant, les yeux hagards, tout couvert de sang, sur un cheval à moitié fourbu, un adjudant. Ses vêtements en lambeaux et son sabre en tire-bouchon témoignent éloquemment des combats corps à corps qu’il a dû livrer. Il ramène un de nos camarades qui est littéralement haché de coups de sabre : nez enlevé, poignets coupés, etc, etc.
Au loin, nous apercevons la cavalerie prussienne qui se forme, elle aussi, en désordre et bien loin du plateau dont elle nous avait disputé la conquête, et dont la possession ne restait en définitive ni aux uns ni aux autres, après cette sanglante diversion.
18 février 2022
Honoré de Balzac : Un fait personnel
16 février 2022
Charles Nodier [Scènes de la vie privée et publique des Animaux] : Un Renard pris au Piège
14 février 2022
James Shirley : Les Sœurs
12 février 2022
Jules Claretie : La Mort du Marquis (Les Annales: Pages Oubliées)
C’était en l’an II, par un froid de pluviôse ; point de soleil, une bise aiguë avec je ne sais quoi de spongieux dans l’atmosphère, qui donnait la chair de poule et gelait les os. Les passants vont d’un pas rapide sur les pavés et s’arrêtent, glissant dans la boue qui s’attache aux pieds comme la glaise des cimetières. On est mal à l’aise, pénétré jusqu’à l’âme et de mauvaise humeur.
Les condamnés du tribunal révolutionnaire allaient avoir, ce jour-là, mauvais temps pour mourir.
Le matin, Pierre Demaret, l’aide de Samson, était sorti de la maison qu’il partageait avec son maître, rue Neuve-Saint-Jean, 11, et était allé à la Conciergerie chercher les ordres de Fouquier-Tinville. Tout en causant dans ce long couloir, qui mène aujourd’hui à la Cour d’assises et à la Cour de cassation (la Cour de cassation était alors le Tribunal révolutionnaire), Fouquier avait fixé l’heure de l’exécution et désigné le nombre de voitures qu’il fallait préparer. C’était ainsi chaque matin.
En pluviôse an II, les exécutions se faisaient encore sur la place de la Révolution. Bientôt on allait transporter l’échafaud à la Barrière renversée (ci-devant barrière du Trône). Les charrettes des condamnés sortaient de la Conciergerie par cette porte à l’aspect sombre qui donne encore ur le quai. C’était aussitôt un grand cri dans la foule. Les uns les regardaient passer, les autres les accompagnaient jusqu’au bout. Ces exécutions avaient, en général, lieu vers quatre heures de l’après-midi.
A quatre heures, à la fin de janvier, le jour baisse déjà, mais on peut encore distinguer les visages dans un cortège qui passe.
Il n’y avait qu’une charrette, huit condamnés : deux Allemands soupçonnés d’espionnage, un garde du corps, d’anciens fermiers généraux, un soldat et un marquis.
Le soldat, un officier, avait grandi et allait mourir républicain. il s’était battu un peu partout, sur la Loire et sur le Rhin, gagnant ses galons à la pointe de la baïonnette, et ses épaulettes à la pointe de l’épée. On l’avait vu aux côtés de Westerman, en Vendée, faire des prodiges. Un rapport, peut-être une erreur, le jetait à l’échafaud. Il se tenait la tête haute, et, debout au-dessus de la foule qui le regardait et criait, il chantait la Marseillaise.
Il y avait un des fermiers généraux qui pleurait ; d’autres priaient.
Le marquis était vieux et ses cheveux sans poudre avaient blanchi depuis longtemps. Il était le dernier de sa race, ayant eu son fils unique tué à l’armée de Condé. Ce fils au tombeau, le marquis avait maintenant hâte d’y descendre à son tour. Mais il eut voulu mourir les armes à la main. Il s’était battu au 10 août avec un acharnement terrible, puis il avait gagné le quartier général de Coblentz, et venait enfin d’être pris au moment où il allait essayer encore de chouanner, l’épée au poing. Au tribunal, il avait refusé de répondre. Il était de ceux dont on peut dire, quinze ou vingt ans après : « Ils n’ont rien appris et rien oublié ». Il voulait, disait-il, mourir intact, sans une concession, sans ce qu’il eût appelé une faiblesse.
C’était le passé fait homme.
Il était content de mourir.
La foule criait. Le cortège longeait les quais encombrés ; c’était un fourmillement de têtes, de bonnets de renard et de rubans tricolores, de jupes rayées et de casaquins de couleur.
Un vent glacé passait par-dessus la haie de curieux ; une bise aiguisée par la Seine qui charriait lentement. Le ciel était bas, l’horizon gris. Il y avait çà et là, se dégageant sur un fond terne, des arbustes grêles, de maigres branches noires et sans vie.
Le marquis, assis, les yeux grands ouverts, regardait la brume.
Il était en chemise, le cou nu, les mains liées. Sa poitrine apparaissait bleuie par le froid sous son jabot de dentelle, et il ne sentait pas, sous cette bise, qu’il grelottait, que son visage se marbrait de plaques violettes, et qu’à travers ses lèvres décolorées on voyait, se serrant les unes contre les autres, ses dents qui claquaient. Il pensait, il songeait, laissant le corps trembler tandis que sa pensée était ailleurs, vers les souvenirs.
Tout à coup, dans le murmure sourd des clameurs d’en bas, un cri distinct le tira de son rêve et le souffleta comme au visage.
« Il a peur… regardez donc celui qui tremble, il a peur ! »
De qui parlait-on ?
« A la guillotine, le poltron !
– A mort, le lâche ! »
Le marquis comprit tout d’un seul éclair. Les autres étaient écrasés, tombaient sur leur banc, inertes, morts déjà. Debout, le cou insolent, la face altière, le soldat chantait maintenant le Chant du Départ. Le marquis, seul, tremblait. Oui, il tremblait. Toute cette chair se révoltait sous le vent. Il tremblait, le marquis intrépide, et la foule, qui veut que l’on tombe bien, répétait : « le lâche ! ».
Le marquis tremblait de froid, comme Bailly.
Et pour la première fois, le marquis eut peur. Mourir, peu lui importait. Mais il voulait mourir comme il avait vécu, sans un soupçon de lâcheté, entêté dans sa foi, déraciné mais non égrené, comme un roc. Le vieux monde s’écroulait, le vieillard voulait disparaître avec lui, et tandis que le soldat qui partageait le banc de la charrette saluait en mourant l’aurore qui se levait, le marquis, tenace, regardait en arrière, et semblait dire au crépuscule : « Je te rejoins ». Mais si rien ne pouvait entamer cette âme, ce corps était faible et cette chair se révoltait sous l’aigre bise. En vain, voulait-il lutter, le froid était plus fort. Il se redressait, levant sur la foule son front où les rides continuaient les blessures, et ses yeux hautains. Mais ses dents claquaient encore, son visage était blême toujours.
La guillotine, ce n’était rien pour le marquis. L’horrible, c’était ce supplice : passer pour un lâche aux yeux de la foule, laisser ce souvenir à tous : Le marquis est mort en tremblant.
Et sur la route, le même cri continuait, frappant au cœur le royaliste :
« Il a peur ! A bas les lâches ! »
On débouchait en ce moment sur la place de la Révolution. Une rumeur, immense, quelque chose comme la décharge que fait une vague en se brisant contre une dune, éclata parmi la foule. On vit onduler autour de la statue de la Liberté, dans les fossés de la place, près des guinguettes établies là, à côté du peuplier patriotique dénudé par l’hiver, la foule des spectateurs, gens de tous rangs et de tous âges, gens de tous partis, enragés ou réactionnaires, qui tous les jours venaient autour de l’échafaud entendre la messe rouge.
En ce moment le regard du marquis rencontra le regard du bourreau.
Qu’y avait-il donc dans les yeux de cet homme qui allait mourir ? Des larmes, peut-être, une irrésistible supplication, un effroi qui disait tout, l’horrible souffrance, et la peur de la peur. Samson ôta lentement l’habit de gros drap cadi qu’il portait ; il s’approcha du condamné, il lui jeta le lourd vêtement sur les épaules. Encore tiède de la chaleur du corps de l’exécuteur, le drap enveloppa la chemise et la chair du vieillard comme une caresse ; et, à mesure que la charrette avançait dans la foule, le marquis réchauffé tremblait moins. La chaleur revenait ; le frisson, ce frisson qu’ils prenaient pour de la peur, disparaissait, et le froid vaincu laissait l’âme libre.
Et le marquis, redressant maintenant sa haute taille, pouvait montrer comment on sait mourir.
Au pied de l’échafaud, il fallait attendre.
Le marquis vit monter, les uns après les autres, ses compagnons du dernier voyage, – les fermiers généraux, le garde du corps, les Allemands…
Le soldat monta d’un pas ferme. Au premier échelon, il regarda le marquis :
« Allons enfants de la Patrie », dit-il.
Le marquis ne le voyait plus – mais il l’entendait encore chanter là-haut. A la fin du refrain, le soldat ajouta :
« Vive la Rép... »
Il se tut.
« Vive le roi ! » dit le marquis.
Et il monta, promenant sur la foule un regard fier.
Au moment où les aides attachaient l’émigré sur la planchette, Samson, qui s’était approché, sentit une main chercher la sienne, la saisir et la serrer fortement.
C’était une façon de dire : « Merci ! »
Le bourreau est mort en pensant encore à ce serrement de mains du patient qu’il avait aidé à bien mourir.
10 février 2022
George Sand [Scènes de la vie privée et publique des Animaux] : Voyage d'un Moineau de Paris
8 février 2022
Voltaire : Du gouvernement à la divinité d'Auguste
Ceux qui aiment l’histoire sont bien aises de savoir à quel titre un bourgeois de Velletrie gouverna un empire qui s’étendait du mont Taurus au mont Atlas, et de l’Euphrate à l’Océan occidental. Ce ne fut point comme dictateur perpétuel, ce titre avait été trop funeste à Jules César. Auguste ne le porta que onze jours. La crainte de périr comme son prédécesseur, et les conseils d’Agrippa, lui firent prendre d’autres mesures. Il accumula insensiblement sur sa tête toutes les dignités de la république. Treize consulats, le tribunat renouvelé en sa faveur de dix ans en dix ans, le nom de prince du sénat, celui d’empereur, qui d’abord ne signifiait que général d’armée, mais auquel il sut donner une dénomination plus étendue, ce sont là les titres qui semblèrent légitimer sa puissance. Le sénat ne perdit rien de ses honneurs ; il conserva même toujours de très grand droits. Auguste partagea avec lui toutes les provinces de l’empire ; mais il retint pour lui les principales : enfin, maître de l’argent et des troupes, il fut en effet souverain.
Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que Jules César ayant été mis au rang des dieux après sa mort, Auguste fut dieu de son vivant. Il est vrai qu’il n’était pas tout à fait dieu à Rome, mais il l’était dans les provinces. Il y avait des temples et des prêtres. L’abbaye d’Ainay, à Lyon, était un beau temple d’Auguste. Horace lui dit :
Jurandasque tuum per nomen ponimus aras.
Cela veut dire qu’il y avait, chez les Romains même, d’assez bons courtisans pour avoir dans leurs maisons de petits autels qu’ils dédiaient à Auguste. Il fut donc en effet canonisé de son vivant ; et le nom de dieu devint le titre, ou le sobriquet, de tous les empereurs vivants. Caligula se fit dieu sans difficulté ; il se fit adorer dans le temple de Castor et de Pollux. Sa statue était posée entre ces deux gémeaux ; on lui immolait des paons, des faisans, des poules de Numidie, jusqu’à ce qu’enfin on l’immola lui-même. Néron eut le nom de dieu avant qu’il fût condamné par le sénat à mourir par le supplice des esclaves.
Ne nous imaginons pas que ce nom de dieu signifiait, chez ces monstres, ce qu’il signifie parmi nous ; le blasphème ne pouvait être porté jusque-là. Divus voulait dire précisément Sanctus. De la liste des proscriptions, et de l’épigramme ordurière contre Fulvie, il y a loin jusqu’à la divinité. IL y eut onze conspirations contre ce dieu, si l’on compte la prétendue conjuration de Cinna : mais aucune ne réussit ; et de tous ces misérables qui usurpèrent les honneurs divins, Auguste fut sans doute le plus fortuné. Il fut véritablement celui par lequel la république romaine périt ; car César n’avait été dictateur que dix mois, et Auguste régna plus de quarante années. Ce fut dans cet espace de temps que les mœurs changèrent avec le gouvernement.Les armées, composées autrefois de légions romaines et des peuples d’Italie, furent, dans la suite, formées de tous les peuples barbares. Elles mirent sur le trône des empereurs de leurs pays.
Dès le troisième siècle il s’éleva trente tyrans presque à la fois, dont les uns étaient de la Transylvanie, les autres des Gaules, d’Angleterre, ou d’Allemagne. Dioclétien était le fils d’un esclave de Dalmatie. Maximien Hercule était un villageois de Sirmik. Théodose était d’Espagne, qui n’était pas alors un pays fort policé.
On sait assez comment l’empire romain fut enfin détruit, comment les Turcs en ont subjugué la moitié, et comment le nom de l’autre moitié subsiste encore sur les rives du Danube chez les Marcomans. Mais la plus singulière de toutes les révolutions, et le plus étonnant de tous les spectacles, c’est de voir par qui le Capitole est habité aujourd’hui.
6 février 2022
Leonid Nikolaevič Andreev : C'était [Жили – были]
4 février 2022
Edouard Lemoine [Scènes de la vie privée et publique des Animaux] : Le Rat philosophe
2 février 2022
Ernest Legouvé : L'Escrime (Les Annales : Pages Oubliées)
Je sors de l’assaut. J’en suis ravi, presque ému. Cette affluence énorme, cette assistance choisie, la curiosité fiévreuse des spectateurs, l’ardeur pleine de courtoisie des tireurs me semblaient comme un des signes de notre réveil, un témoignage de notre retour aux passe-temps virils et aux plaisirs salubres. Pendant cette lutte de cinq heures, pendant ces quarante assauts, pas un coup de nié, pas un mot de colère de prononcé, pas un cigare de fumé ! Je voudrais, à la façon du Tasse ou du bon Homère, vous énumérer ici l’élégant et rapide Waskewiez, le bouillant Villeneuve, Chastellain l’ardent lutteur, Prevost l’académique, Ruzé père et fils, et Picard et le nerveux Pellerin ; je voudrais vous signaler, dans le jeune professeur Mérignac, un tireur de premier ordre ; je voudrais vous peindre le combat entre la finesse élégante du prince Bibesco et la légèreté brillante de M. Waskewiez ; la double joute vigoureuse où M. Chabrol, le digne élève de Mimiague, a trouvé dans MM. Brinquant et Saucède deux adversaires si redoutables ; j’aimerais surtout à vous décrire l’assaut final, l’assaut merveilleux entre M. Fery d’Esclands et Robert aîné ; mais un mot suffit. M. Fery d’Esclands a été à la hauteur de sa réputation, à la hauteur de son maître, et il a fallu que le maître se surpassât lui-même pour être d’un degré au-dessus de son élève. Permettez-moi donc d’arriver à un fait général et intéressant pour l’escrime, que cette belle séance a mis en lumière.
Les révolutions ne sont jamais partielles ; elles ne se bornent pas au point spécial sur lequel elles portent ; leurs coups se répercutent tout autour d’elles en contre-coups. La célèbre réaction de l’école poétique de 1830 contre le style académique ne se limita ni à la poésie ni la peinture ; elle s’étendit jusqu’à l’escrime. Les Gomard, les Charlemagne, les Cordelais virent avec un jste regret s’élever une école nouvelle, qui, n’ayant souci que du coup touché, rejetait comme inutile, et presque comme ridicule, la grâce des attitudes et l’harmonie des mouvements. En vain Bertrant, notre incomparable Bertrand, prouvait-il par ses leçons comme par ses exemples que la régularité n’est un obstacle à la vitesse que chez les tireurs qui n’ont pas de vitesse ; en vain ses triomphes multipliés démontraient-ils qu’on peut être à la fois le plus gracieux et le plus terrible des tireurs ; chaque jour, le système nouveau gagnait du terrain. C’est donc avec un vrai plaisir que j’ai constaté, cette fois, dans M. Mérignac, dans le jeune M. Prevost, et particulièrement dans le prince Bibesco, un retour aux traditions de la régularité et de l’élégance ; le prince Bibesco apporte dans sa tenue, dans sa façon de se mettre en garde et dans son salut, un soin, je dirais volontiers une coquetterie qui est du meilleur goût.
C’est rendre à l’escrime son plus beau titre… le titre d’art. Réduite à la définition du Bourgeois gentilhomme, c’est-à-dire au talent de donner des coups de bouton et de n’en pas recevoir, l’escrime reste sans doute un exercice salutaire, un jeu amusant, un moyen utile de défense, mais ce n’est plus un art, car il n’y a pas d’art là où il n’y a pas de beauté.
Je soumets ces réflexions à un des juges de camp, au tireur-amateur le plus complet que j’ai connu, à M. Choquet.
Ai-je tout dit ? Non. Et nous pouvons tirer de cette séance autre chose qu’n simple jugement de coups de bouton. Dans la position terrible où se trouve notre pays, la pensée de son relèvement se mêle forcément pour nous aux plus petits faits comme aux plus grands. Eh bien, pendant ces cinq heures de lutte, savez-vous à qui j’ai pensé ? à toutes les mères qui ont des fils ! Ce n’est donc plus au public et à vous, c’est à elles que je veux m’adresser, c’est à elles que je dis : Donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des hommes ! La France a plus besoin que jamais de cœurs virils et de corps vigoureux ; donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des Français !
Les mères sont, en général, pleines de préventions contre l’escrime ; leur tendresse voit toujours une épée dans un fleuret, et elles craignent que la salle d’armes ne fasse de leurs fils des spadassins. Qu’elles se détrompent, je ne connais pas un spadassin dans les habiles tireurs de Paris. Un lâche seul peut provoquer une lutte où il n’y a de périls que pour son adversaire. Un homme de cœur trouve dans sa force même le droit et le devoir de rester modéré en étant ferme ; et comme cette force conseille aux autres également la modération envers lu, il s’ensuit que l’habileté en escrime est une double raison pour se battre plus rarement.