2 février 2022

Ernest Legouvé : L'Escrime (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
Comme d'habitude, pour les Pages Oubliées, le texte est trop court pour en faire la présentation sans plagier son auteur... Donc, comme les fois précédente, je le recopie sous ma signature.
 
Bonne lecture !
 
Bisous,
@+
Sab



Je sors de l’assaut. J’en suis ravi, presque ému. Cette affluence énorme, cette assistance choisie, la curiosité fiévreuse des spectateurs, l’ardeur pleine de courtoisie des tireurs me semblaient comme un des signes de notre réveil, un témoignage de notre retour aux passe-temps virils et aux plaisirs salubres. Pendant cette lutte de cinq heures, pendant ces quarante assauts, pas un coup de nié, pas un mot de colère de prononcé, pas un cigare de fumé ! Je voudrais, à la façon du Tasse ou du bon Homère, vous énumérer ici l’élégant et rapide Waskewiez, le bouillant Villeneuve, Chastellain l’ardent lutteur, Prevost l’académique, Ruzé père et fils, et Picard et le nerveux Pellerin ; je voudrais vous signaler, dans le jeune professeur Mérignac, un tireur de premier ordre ; je voudrais vous peindre le combat entre la finesse élégante du prince Bibesco et la légèreté brillante de M. Waskewiez ; la double joute vigoureuse où M. Chabrol, le digne élève de Mimiague, a trouvé dans MM. Brinquant et Saucède deux adversaires si redoutables ; j’aimerais surtout à vous décrire l’assaut final, l’assaut merveilleux entre M. Fery d’Esclands et Robert aîné ; mais un mot suffit. M. Fery d’Esclands a été à la hauteur de sa réputation, à la hauteur de son maître, et il a fallu que le maître se surpassât lui-même pour être d’un degré au-dessus de son élève. Permettez-moi donc d’arriver à un fait général et intéressant pour l’escrime, que cette belle séance a mis en lumière.

Les révolutions ne sont jamais partielles ; elles ne se bornent pas au point spécial sur lequel elles portent ; leurs coups se répercutent tout autour d’elles en contre-coups. La célèbre réaction de l’école poétique de 1830 contre le style académique ne se limita ni à la poésie ni la peinture ; elle s’étendit jusqu’à l’escrime. Les Gomard, les Charlemagne, les Cordelais virent avec un jste regret s’élever une école nouvelle, qui, n’ayant souci que du coup touché, rejetait comme inutile, et presque comme ridicule, la grâce des attitudes et l’harmonie des mouvements. En vain Bertrant, notre incomparable Bertrand, prouvait-il par ses leçons comme par ses exemples que la régularité n’est un obstacle à la vitesse que chez les tireurs qui n’ont pas de vitesse ; en vain ses triomphes multipliés démontraient-ils qu’on peut être à la fois le plus gracieux et le plus terrible des tireurs ; chaque jour, le système nouveau gagnait du terrain. C’est donc avec un vrai plaisir que j’ai constaté, cette fois, dans M. Mérignac, dans le jeune M. Prevost, et particulièrement dans le prince Bibesco, un retour aux traditions de la régularité et de l’élégance ; le prince Bibesco apporte dans sa tenue, dans sa façon de se mettre en garde et dans son salut, un soin, je dirais volontiers une coquetterie qui est du meilleur goût.

C’est rendre à l’escrime son plus beau titre… le titre d’art. Réduite à la définition du Bourgeois gentilhomme, c’est-à-dire au talent de donner des coups de bouton et de n’en pas recevoir, l’escrime reste sans doute un exercice salutaire, un jeu amusant, un moyen utile de défense, mais ce n’est plus un art, car il n’y a pas d’art là où il n’y a pas de beauté.

Je soumets ces réflexions à un des juges de camp, au tireur-amateur le plus complet que j’ai connu, à M. Choquet.

Ai-je tout dit ? Non. Et nous pouvons tirer de cette séance autre chose qu’n simple jugement de coups de bouton. Dans la position terrible où se trouve notre pays, la pensée de son relèvement se mêle forcément pour nous aux plus petits faits comme aux plus grands. Eh bien, pendant ces cinq heures de lutte, savez-vous à qui j’ai pensé ? à toutes les mères qui ont des fils ! Ce n’est donc plus au public et à vous, c’est à elles que je veux m’adresser, c’est à elles que je dis : Donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des hommes ! La France a plus besoin que jamais de cœurs virils et de corps vigoureux ; donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des Français !

Les mères sont, en général, pleines de préventions contre l’escrime ; leur tendresse voit toujours une épée dans un fleuret, et elles craignent que la salle d’armes ne fasse de leurs fils des spadassins. Qu’elles se détrompent, je ne connais pas un spadassin dans les habiles tireurs de Paris. Un lâche seul peut provoquer une lutte où il n’y a de périls que pour son adversaire. Un homme de cœur trouve dans sa force même le droit et le devoir de rester modéré en étant ferme ; et comme cette force conseille aux autres également la modération envers lu, il s’ensuit que l’habileté en escrime est une double raison pour se battre plus rarement.

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