Un officier d’état-major arrive porteur de cet ordre du général en chef :
« Ramasser toute la cavalerie, la faire charger en masse afin de dégager la droite de la ligne menacée ».
Il y avait toujours la même grande poussière à l’horizon. Nous échangeons quelques paroles avec cet officier d’état-major. Nous lui demandons ce qu’il pense de ce nuage.
« Nous avons cru d’abord, nous dit-il, que c’était de la poussière française, une grande reconnaissance de la cavalerie du maréchal Lebœuf ; mais nous nous trompions, c’est de la poussière prussienne ; ce sont des réserves qui entrent en ligne. La bataille n’est pas finie. »
Cependant nous nous ébranlons. La brigade légère fait demi-tour par pelotons et rompt par quatre au galop. Nous descendons le ravin d’une vitesse insensée. J’entends les hommes dire joyeusement autour de moi : « On va charger ! Ca va chauffer ! » Nous allons droit devant nous, passant par-dessus les haies, sautant des rigoles et des fossés, traversant des cours de ferme. Les obus prussiens nous font la conduite ; toutes les habitations, d’ailleurs, sont silencieuses, abandonnées, désertes.
Cependant, dans une cour de ferme, un malheureux enfant d’une douzaine d’années, debout dans un tombereau, poussait des cris aigus, dansait et gambadait en nous regardant passer. Quelque pauvre petit idiot qu’on avait oublié là.
Nous remontons le ravin, nous franchissons la route de Verdun et nous nous trouvons haletants, en nage, hommes et chevaux, adossés à un bois, formés en bataille, la gauche à la grande route. Plus de projectiles prussiens. Nous voyons se rallier devant nous le régiment de chasseurs d’Afrique qui, par une charge de fourrageurs bien conduite, venait de dégager le plateau et avait obligé à une retraite précipitée les batteries prussiennes qui nous mitraillaient.
Mais quand les chasseurs d’Afrique, en se ralliant, déblayant le terrain, nous apercevons devant nous, à travers la poussière, un immense développement de cavalerie ennemie. Deux régiments étaient rangés en bataille, et derrière leu aile gauche, se tenaient plusieurs régiments formés en masse profondes.
On s’arrête un instant, le général et notre colonel semblent se consulter :
« Laissez-nous faire un feu avant de charger, mon général, dit le colonel.
– Non, répond le général Montaigu ; l’ordre est formel. »
En mettant l’épée à la main, il s’écrie : « A l’arme blanche, allons, messieurs ! » Le colonel alors se tourne vers son régiment qu’il embrasse du regard, et, debout sur ses étriers, le sabre haut, avec un geste qui aurait peut-être paru banal sur le champ de manœuvre, mais qui était sublime à ce moment-là, commande d’une vox éclatante :
« Escadrons, garde à vous ; pour charger, sabre à la main, au galop, marche ! » Les clairons sonnent la charge et tous les officiers répètent le commandement : « Chargez ! » L’entrain des hommes est admirable. Nous n’avons pas besoin de les exciter. Il y a de l’émotion dans tous les cœurs, mais une émotion haute et généreuse.
Nous partons. Nos excellents, légers et courageux petits chevaux bondissent de sillon en sillon. Le cheval aussi bien que le cavalier s’anime et se grise à la guerre. Rapidement la distance se rapproche, et, à travers le nuage de poussière qui nous enveloppe, nous apercevons la ligne ennemie, imposante et calme. C’est une grande masse qui nous paraît immobile et qui vient à nous cependant, mais qui vient au pas, comme certaine de sa force, au-devant de notre torrent. Nous rassemblons et nous enlevons violemment nos chevaux. Nous approchons ! nous approchons ! Un grand cri se fait entendre : « Chargez ! chargez ! » Qui le pousse, ce cri ? Tout le monde. Il sort à la fois de toutes les poitrines. Des hourras frénétiques l’accompagnent. On entend le petit bruit sec de mille revolvers déchargés en même temps. Il nous semble que le canon et la mousqueterie se taisent.
Quant à moi, couché sur l’encolure de mon cheval, les étriers chaussés jusqu’au talon, l’éperon au flanc, les rênes courtes, le sabre et une poignée de crins dans la main gauche, le revolver dans la main droite, je jette deux coups de feu dans la muraille vivante qui me fait face et j’entre dans cette muraille, enlevé, poussé, porté par cinq ou six braves cavaliers de mon peloton qui s’écrient : « Les voilà ! les voilà ! nous les tenons ! »
Je fais brèche, je pénètre. Mon cheval aussitôt, après un écart terrible, se cabre follement. IL a reçu un violent coup de pointe dans l’épaule. Presque désarçonné, je suis comme remis en selle par une masse qui me tombe sur le bras gauche. C’est un hussard, mon plus proche voisin, qui vient d’être atteint et renversé.
Alors, juste en face de moi, au-dessus de la crinière d’un cheval alezan, je vois deux grands yeux bleus, doux et sans colère, une longue barbe blonde sous un casque noir à l’aigle d’or. Ces deux yeux me regardaient. Je tire un coup de revolver. La tête blonde disparaît le long de l’encolure du cheval, le corps s’affaisse et roule.
Un visage brun, dur et ensanglanté, une manche d’habit bleu passent ensuite devant mes yeux. Mon revolver rate. Mon sabre, repris de la main droite, pare un violent coup de plat de sabre. Le choc a été si dur que mon bras retombe tout engourdi. Je me retourne. Je regarde. Personne autour de moi, mes hommes ont été ramenés. Je m’écrie : « A moi ! à moi ! » Je me sens à la nuque une sorte de chaleur moite et écœurante. Je porte la main derrière ma tête. Je ramène mon gant tout ensanglanté. Une vigoureuse estafilade m’était tombée du ciel sur la nuque. Je n’avais pas eu le temps de m’en apercevoir.
En cet instant, près de moi, passe le colonel ; son malheureux cheval avait le poitrail presque coupé en morceaux et laissait derrière lui une trace rouge. Le colonel, lui aussi, faisait de vains efforts pour rallier ces hommes. Les dragons et les lanciers de la garde lancés à notre rescousse viennent augmenter le désordre. Six régiments d cavalerie française et autant de régiments allemands sont entassés, confondus pêle-mêle dans un étroit espace. On entend les cris et les commandements, et aussi les gémissements dans les deux langues. Les morts et les blessés, hommes et chevaux, couvrent déjà la terre. C’est sur des cadavres qu’on galope, qu’on se cherche, qu’on se poursuit, qu’on se bat et qu’on se tue.
Au milieu de cette mêlée, j’aperçois le général, qui, tout à l’heure, au premier rang, nous avait si bravement entraînés à la charge, démonté, courant à pied, brandissant son épée, blessé à la tête, la figure rouge de sang. Des cavaliers ennemis le poursuivent. Il va être atteint. Un officier de hussards prussiens – dolman vert, tresses jaunes et noires, à peu près l’uniforme de notre régiment de guides, – pique droit sur le général d’une course effrénée… Il va l’atteindre. Non, le cheval est emporté, dépasse le but. L’officier prussien, un tout jeune homme, fait pour l’arrêter de vains efforts ; le cheval continue sa course et l’emmène au milieu d’un petit groupe de lanciers de la garde ; il reçoit au passage cinq ou si coups de pointe, dont un en pleine gorge ; il tombe à la renverse sur la croupe, puis glisse ; mais une jambe est engagée dans l’étrier. Ainsi accroché par le pied, l’officier est traîné pendant une cinquantaine de mètres ; il se détache enfin du cheval et reste immobile par terre, sur le dos. L’animal aussitôt s’arrête ; un de nos hommes s’approche, le prend par la bride et l’emmène.
Cependant le ralliement sonne de part et d’autre. Les débris de nos hussards, pêle-mêle avec des cavaliers de toutes armes, repassent le ravin. Les chevaux sont exténués, rendus, brisés. On s reforme, non sans peine, sur le plateau opposé. On se compte. On fait l’appel. Le général Legrand a été tué dans la mêlée. Le général Montaigu a disparu.
« Et un tel, qui l’a vu ?
– Moi, répond un camarade ; il est tombé à quatre pas de moi, tué roide d’une balle en pleine poitrine, dès le commencement de l’affaire ; toute la charge lui a passé sur le corps.
– Et un tel ?
– Moi je l’ai vu, il était emballé par son cheval. Il est prisonnier s’il n’est pas tué, car il s’en allait droit vers les dragons hanovriens. »
En ce moment arrive, épuisé, haletant, les yeux hagards, tout couvert de sang, sur un cheval à moitié fourbu, un adjudant. Ses vêtements en lambeaux et son sabre en tire-bouchon témoignent éloquemment des combats corps à corps qu’il a dû livrer. Il ramène un de nos camarades qui est littéralement haché de coups de sabre : nez enlevé, poignets coupés, etc, etc.
Au loin, nous apercevons la cavalerie prussienne qui se forme, elle aussi, en désordre et bien loin du plateau dont elle nous avait disputé la conquête, et dont la possession ne restait en définitive ni aux uns ni aux autres, après cette sanglante diversion.
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