12 février 2022

Jules Claretie : La Mort du Marquis (Les Annales: Pages Oubliées)

Ah que coucou !

Voici un texte trop court pour vous le présenter et vous le proposer en téléchargement au format pdf. C'est pourquoi, comme pour tous ces prédécesseurs des Pages Oubliées je vous le propose sous ma signature.

Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab


C’était en l’an II, par un froid de pluviôse ; point de soleil, une bise aiguë avec je ne sais quoi de spongieux dans l’atmosphère, qui donnait la chair de poule et gelait les os. Les passants vont d’un pas rapide sur les pavés et s’arrêtent, glissant dans la boue qui s’attache aux pieds comme la glaise des cimetières. On est mal à l’aise, pénétré jusqu’à l’âme et de mauvaise humeur.

Les condamnés du tribunal révolutionnaire allaient avoir, ce jour-là, mauvais temps pour mourir.

Le matin, Pierre Demaret, l’aide de Samson, était sorti de la maison qu’il partageait avec son maître, rue Neuve-Saint-Jean, 11, et était allé à la Conciergerie chercher les ordres de Fouquier-Tinville. Tout en causant dans ce long couloir, qui mène aujourd’hui à la Cour d’assises et à la Cour de cassation (la Cour de cassation était alors le Tribunal révolutionnaire), Fouquier avait fixé l’heure de l’exécution et désigné le nombre de voitures qu’il fallait préparer. C’était ainsi chaque matin.

En pluviôse an II, les exécutions se faisaient encore sur la place de la Révolution. Bientôt on allait transporter l’échafaud à la Barrière renversée (ci-devant barrière du Trône). Les charrettes des condamnés sortaient de la Conciergerie par cette porte à l’aspect sombre qui donne encore ur le quai. C’était aussitôt un grand cri dans la foule. Les uns les regardaient passer, les autres les accompagnaient jusqu’au bout. Ces exécutions avaient, en général, lieu vers quatre heures de l’après-midi.

A quatre heures, à la fin de janvier, le jour baisse déjà, mais on peut encore distinguer les visages dans un cortège qui passe.

Il n’y avait qu’une charrette, huit condamnés : deux Allemands soupçonnés d’espionnage, un garde du corps, d’anciens fermiers généraux, un soldat et un marquis.

Le soldat, un officier, avait grandi et allait mourir républicain. il s’était battu un peu partout, sur la Loire et sur le Rhin, gagnant ses galons à la pointe de la baïonnette, et ses épaulettes à la pointe de l’épée. On l’avait vu aux côtés de Westerman, en Vendée, faire des prodiges. Un rapport, peut-être une erreur, le jetait à l’échafaud. Il se tenait la tête haute, et, debout au-dessus de la foule qui le regardait et criait, il chantait la Marseillaise.

Il y avait un des fermiers généraux qui pleurait ; d’autres priaient.

Le marquis était vieux et ses cheveux sans poudre avaient blanchi depuis longtemps. Il était le dernier de sa race, ayant eu son fils unique tué à l’armée de Condé. Ce fils au tombeau, le marquis avait maintenant hâte d’y descendre à son tour. Mais il eut voulu mourir les armes à la main. Il s’était battu au 10 août avec un acharnement terrible, puis il avait gagné le quartier général de Coblentz, et venait enfin d’être pris au moment où il allait essayer encore de chouanner, l’épée au poing. Au tribunal, il avait refusé de répondre. Il était de ceux dont on peut dire, quinze ou vingt ans après : « Ils n’ont rien appris et rien oublié ». Il voulait, disait-il, mourir intact, sans une concession, sans ce qu’il eût appelé une faiblesse.

C’était le passé fait homme.

Il était content de mourir.

La foule criait. Le cortège longeait les quais encombrés ; c’était un fourmillement de têtes, de bonnets de renard et de rubans tricolores, de jupes rayées et de casaquins de couleur.

Un vent glacé passait par-dessus la haie de curieux ; une bise aiguisée par la Seine qui charriait lentement. Le ciel était bas, l’horizon gris. Il y avait çà et là, se dégageant sur un fond terne, des arbustes grêles, de maigres branches noires et sans vie.

Le marquis, assis, les yeux grands ouverts, regardait la brume.

Il était en chemise, le cou nu, les mains liées. Sa poitrine apparaissait bleuie par le froid sous son jabot de dentelle, et il ne sentait pas, sous cette bise, qu’il grelottait, que son visage se marbrait de plaques violettes, et qu’à travers ses lèvres décolorées on voyait, se serrant les unes contre les autres, ses dents qui claquaient. Il pensait, il songeait, laissant le corps trembler tandis que sa pensée était ailleurs, vers les souvenirs.

Tout à coup, dans le murmure sourd des clameurs d’en bas, un cri distinct le tira de son rêve et le souffleta comme au visage.

« Il a peur… regardez donc celui qui tremble, il a peur ! »

De qui parlait-on ?

« A la guillotine, le poltron !

– A mort, le lâche ! »

Le marquis comprit tout d’un seul éclair. Les autres étaient écrasés, tombaient sur leur banc, inertes, morts déjà. Debout, le cou insolent, la face altière, le soldat chantait maintenant le Chant du Départ. Le marquis, seul, tremblait. Oui, il tremblait. Toute cette chair se révoltait sous le vent. Il tremblait, le marquis intrépide, et la foule, qui veut que l’on tombe bien, répétait : « le lâche ! ».

Le marquis tremblait de froid, comme Bailly.

Et pour la première fois, le marquis eut peur. Mourir, peu lui importait. Mais il voulait mourir comme il avait vécu, sans un soupçon de lâcheté, entêté dans sa foi, déraciné mais non égrené, comme un roc. Le vieux monde s’écroulait, le vieillard voulait disparaître avec lui, et tandis que le soldat qui partageait le banc de la charrette saluait en mourant l’aurore qui se levait, le marquis, tenace, regardait en arrière, et semblait dire au crépuscule : « Je te rejoins ». Mais si rien ne pouvait entamer cette âme, ce corps était faible et cette chair se révoltait sous l’aigre bise. En vain, voulait-il lutter, le froid était plus fort. Il se redressait, levant sur la foule son front où les rides continuaient les blessures, et ses yeux hautains. Mais ses dents claquaient encore, son visage était blême toujours.

La guillotine, ce n’était rien pour le marquis. L’horrible, c’était ce supplice : passer pour un lâche aux yeux de la foule, laisser ce souvenir à tous : Le marquis est mort en tremblant.

Et sur la route, le même cri continuait, frappant au cœur le royaliste :

« Il a peur ! A bas les lâches ! »

On débouchait en ce moment sur la place de la Révolution. Une rumeur, immense, quelque chose comme la décharge que fait une vague en se brisant contre une dune, éclata parmi la foule. On vit onduler autour de la statue de la Liberté, dans les fossés de la place, près des guinguettes établies là, à côté du peuplier patriotique dénudé par l’hiver, la foule des spectateurs, gens de tous rangs et de tous âges, gens de tous partis, enragés ou réactionnaires, qui tous les jours venaient autour de l’échafaud entendre la messe rouge.

En ce moment le regard du marquis rencontra le regard du bourreau.

Qu’y avait-il donc dans les yeux de cet homme qui allait mourir ? Des larmes, peut-être, une irrésistible supplication, un effroi qui disait tout, l’horrible souffrance, et la peur de la peur. Samson ôta lentement l’habit de gros drap cadi qu’il portait ; il s’approcha du condamné, il lui jeta le lourd vêtement sur les épaules. Encore tiède de la chaleur du corps de l’exécuteur, le drap enveloppa la chemise et la chair du vieillard comme une caresse ; et, à mesure que la charrette avançait dans la foule, le marquis réchauffé tremblait moins. La chaleur revenait ; le frisson, ce frisson qu’ils prenaient pour de la peur, disparaissait, et le froid vaincu laissait l’âme libre.

Et le marquis, redressant maintenant sa haute taille, pouvait montrer comment on sait mourir.

Au pied de l’échafaud, il fallait attendre.

Le marquis vit monter, les uns après les autres, ses compagnons du dernier voyage, – les fermiers généraux, le garde du corps, les Allemands…

Le soldat monta d’un pas ferme. Au premier échelon, il regarda le marquis :

« Allons enfants de la Patrie », dit-il.

Le marquis ne le voyait plus – mais il l’entendait encore chanter là-haut. A la fin du refrain, le soldat ajouta :

« Vive la Rép... »

Il se tut.

« Vive le roi ! » dit le marquis.

Et il monta, promenant sur la foule un regard fier.

Au moment où les aides attachaient l’émigré sur la planchette, Samson, qui s’était approché, sentit une main chercher la sienne, la saisir et la serrer fortement.

C’était une façon de dire : « Merci ! »

Le bourreau est mort en pensant encore à ce serrement de mains du patient qu’il avait aidé à bien mourir.

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