Ah que coucou !
Jules Vallès, s'il a laissé une trace dans la politique, est quasi inconnu dans la littérature... seuls sont ceux qui s'intéressent à La Commune qui savent réellement qui il était... Jules Vallès, perso, je n'en avais jamais entendu parler avant d'habiter une rue Jules Vallès... et comme la ville où se situe la dite rue est une ville trop colorée de rouge pour mon goût, j'avoue, je ne me suis jamais intéressée par ce qu'il avait écrit... et aujourd'hui, c'est bien la première fois que je lis un texte de lui...
Et parce que ce texte est dans la catégorie des Pages Oubliées, vous le trouverez au-dessous de ma signature...
Bonne lecture !
Bisous,
@+
Sab
J’ai connu un candidat à l’Académie : il est mort.
Vers 1855, un camarade qui se frottait aux gens de lettres me mit un jour en face d’un homme grand et gros qui, sur un corps de cinq pieds sept pouces, roulait une tête qui paraissait petite et par moment enfantine ; il avait la bouche en cerise, ce géant, et le regard clair et gai d’une fillette, clair et gai quand il avait mangé à sa faim. Cela ne lui arrivait pas tous les soirs.-- Il avait de l’éléphant dans cette dans cette célébrité, de l’éléphant qui est lourd et bon, énorme et espiègle, qui a l’air d’un morceau de fange vivant et en même temps qui a l’oreille frétillante et un petit bout de queue comique. L’homme avec qui l’on m’abouchait avait bien l’aspect pesant et gamin de ces pachydermes qui aiment à cueillir une fleurette comme à déraciner un reflet de la fange qui fait chemise sur la peau de l’éléphant, il paraissait pauvre.
Quoique je ne fusse pas riche, quoique mon acte de naissance ne portât pas plus de vingt-deux ans, quoique je n’eusse pas encore l’ombre d’un nom, je sentis que je pouvais être l’ami et arriverait à être un peu le tuteur de ce colosse qui avait deux fois mon âge et que toute l’Europe littéraire connaissait.
Oui, toute l’Europe littéraire le connaissait : on l’appelait Gustave Planche [(16.02.1808 - 18.09.1857) Critique littéraire et artistique à la Revue des deux mondes. (Source : Bibliothèque nationale de France)].
J’ai raconté ailleurs son existence douloureuse, mais je n’ai jamais raconté une aventure dont nous fûmes tous deux les héros.
J’étais devenu le secrétaire et la béquille de Planche. Je reçus un jour un mot pressé :
J’ai peur qu’au Café du Théâtre-Français on me refuse ce soir le crédit du dîner ; venez avec quelques sous, si vous pouvez.Gustave Planche.
J’arrivai avec les sous que j’avais – une pièce de deux francs. – C’était une fortune à la fin du mois.
Nous allâmes dîner à nous deux avec ces deux francs, au restaurant le plus voisin, rue Fontaine-Molière. Cela s’appelait, je crois, Restaurant du Petit-Londres ; la maison était tenue par un monsieur Gérard, si j’ai bonne mémoire. Je ne dois pas me tromper, j’ai mes raisons pour cela.
Le repas était à prix fixe : 80 centimes. Pour 80 centimes, on avait droit à deux plats, dont un de viande. Je choisis comme plat de viande un pied de cochon grillé. Mais je n’aime le pied de cochon qu’avec de l’huile et du vinaigre ; je pris l’huilier et me fis une belle sauce. – J’étais en train de verser l’huile en belles gouttes d’or quand Planche me tira tout d’un coup par la manche :
« Il me semble qu’on cause de nous au comptoir ? »
En effet, tout le comptoir avait les yeux sur notre table.
Je voyais qu’on délibérait. La femme avait l’air de dire non, l’homme de dire oui. Le garçon attendait, avec la tête de Lassouche [Jean-Pierre Bouquin de la Souche (9.04.1828 - 29.04.1915) – Acteur de théâtre. – Joua et créa plus de 80 pièces au Théâtre du Palais-Royal. – Dessinateur et auteur dramatique. (Source : Bibliothèque nationale de France)], les cheveux en loup. Planche paraissait très inquiet.
« Il a peut-être tenu un café quelque part, disait-il en faisant mine de s’essuyer ou de se gratter pour tâcher de dévisager le patron à travers les doigts ou sous la serviette. Il me semble le reconnaître. Je lui dois, je crois, dix-neuf francs.
Le pauvre Planche était un galérien de la dette criarde et avait une peur affreuse des réclamations ; quelques-unes l’avaient attendu et assailli à la porte de la Revue des Deux-Mondes. J’avais dû, un jour que j’étais avec lui, étrangler un crémier qui emplissait la rue Saint-Benoit de ses cris. Planche s’ennuyait durant ce temps-là.
Cependant, le comptoir nous regarde toujours.
Pour me donner une contenance, je reprends l’huilier et j’ajoute un peu d’or à ma sauce… Je fais l’autruche, Planche aussi. Nous cachons nos têtes, nous baissons nos fronts, nous mettons du coton aux dents de nos fourchettes, nous ne faisons pas de bruit avec nos dents – nous en avions pourtant soixante-trois à nous deux (c’est à Planche qu’il en manquait une, pas à moi, parole d’honneur !) Je serrais même mon œsophage, si bien que le pied entrait mal : j’étouffais.
Une sueur !…
J’ai vu qu’on se déplaçait au comptoir ; je l’ai vu sans lever les yeux, car j’ai toujours la figure dans mon assiette, et même de la sauce au bout du nez ; mais je sens approcher un malheur. – On me tape sur l’épaule.
« Monsieur... »
Je fais celui qui sort d’un rêve, qui était dans ses pensées.
« Monsieur, reprend l’homme d’une voix solennelle, que tout le monde entend et écoute autour de nous, on peut bien, pour 80 centimes, donner des pieds de cochon sans huile, mais avec de l’huile, c’est impossible, surtout quand on l’aime autant que ça… »
Il prend mon assiette et la promène sous les yeux des voisins.
« J’en appelle à monsieur, qui est avec vous », dit-il en finissant et en s’adressant à Planche.
Et Planche me lâcha ! Planche eut l’air de dire qu’en effet il y avait beaucoup d’huile ; il indiqua que lui, il avait mangé sec ; il tremblait, il était rouge.
C’est qu’aussi c’était grave ! Si on allait nous demander un supplément ? Nous avions acheté du tabac avant d’entrer ; ayant fait nos comptes, nous devions donner trois sous et trente-deux sous pour le dîner, cela ne fait jamais que trente-cinq sous, dans tous les pays du monde, même sous l’empire ! Nous avions laissé quatre sous à la civette. Il nous restait un sou pour faire les garçons, mais pas pour payer des suppléments !
En une seconde, de même que quand on va mourir on revoit, dit-on, toute sa vie, il me passa dans la tête des images de mercuriale entrevues dans des cours de journaux sur les tables de café. Quel pouvait bien être le cours des huiles ? Avec un sou, le restaurant de Londres serait-il payé de sa sauce ? Si c’était deux sous, nous n’avions qu’un sou à donner au garçon. Si c’était quatre sous, rien. Nous apparaissions pannés, comme mon pied de cochon !
On ne nous demanda pas de supplément. On préféra nous humilier : ils ne s’en privèrent point. Les murmures couraient de table en table ; on parlait de moi : « Si je faisais partout comme cela, je pourrais me régaler à bon compte… Ce sont les plus râpes qui sont les plus gourmands… Encore, moi, j’étais jeune ; mais le vieux (c’était sans Planche) il aurait dû me dire que ce n’était pas délicat… Pourquoi n’apportions-nous pas une petite fiole, pour y mettre de quoi faire notre salade chez nous ? »
Nous partîmes, au milieu de la déconsidération générale.
« Ah ! mon cher, me cria Planche, quand nous fûmes dehors, mon cher, tant pis, je vais faire mes visites ! Ce pied de cochon me décide. Il faut que je sois de l’Académie !
A ce moment-là j’étais déjà contre les Académies, mais la blessure était trop fraîche, le pied trop enfoncé dans mon cœur, pour que je pusse garder mes convictions farouches, et, ma foi, tant pis ! S’il fallait que Planche fût de l’Académie pour que nous pussions manger des pieds de cochon à la sauce, eh bien ! Planche en serait. C’est ainsi qu’on trahit.
Et le lendemain, j’écoutais sans m’indigner Gustave Planche causer avec Sandeau et Mérimée de la caricature au dernier fauteuil vacant. C’était au café du Théâtre Français même, celui où il avait eu peur de n’avoir pas crédit du dîner. Planche avait à côté de lui un garçon qui, ce soir-là, avait l’air très accablé et passait d’un geste tragique son mouchoir sur ses lèvres. C’était moi qui tâchais d’essuyer l’huile de la veille. Elle ne s’en allait pas : c’était la tâche de Macbeth !
Longtemps j’eus le pied de cochon sur le cœur. Planche, lui, avait absolument dit adieu à ses idées d’inflexibilité littéraire. Poursuivi par le souvenir du petit restaurant de Londres, effrayé des terreurs qu’une imprudence à l’huile pouvait accumuler sur deux têtes, quand on n’a pas quatre sous pour payer le supplément dans un restaurant à seize sous, il avait résolu d’être de l’Académie, non pour la gloire, mais parce qu’à l’Académie, on a des jetons de présence qui valent un louis, et que ça fait 1.500 francs au bout de l’année :
« On a bien des pieds de cochon pour 1.500 francs », me disait-il, en me tapant sur le ventre et en souriant, comme un enfant !
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