18 décembre 2021

Ernest Legouve : Un roi Lear de village (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
Texte trop court pour être présenté ici sans risquer de plagier l'auteur. Vous le découvrirez donc au-dessous de ma signature.



Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab


Hier, je suis entré chez le vieillard. Une heure venait de sonner ; le fils était au travail, la fille à ses affaires de commerce. Je trouvai, jouant dans la cour, un petit enfant de cinq ans, à qui je demandai où était le père Boyer. « Il est là », me répondit le petit en me désignant une porte en bois donnant sur la cour. Je l’ouvre : ce n’était pas une chambre, c’était ce que les paysans appellent un fournil, et ce que nous appelons un chenil ! Pas de cheminée, pas de fenêtre, pas de lit ! Pour tout meuble, un escabeau, et sur cet escabeau, courbé en deux, les mains plongées dans ses cheveux en désordre, le corps couvert de haillons, le vieillard qui pleurait !

Le vieillard, au bruit de mes pas, avait levé la tête. Il me reconnaît. Il court à moi, et la face toute ruisselante de larmes : « Oui, monsieur, voilà l’état où ils m’ont réduit ! Tenez, regardez ! voyez ces quatre grosses planches mal clouées ensemble !… c’est mon lit !… Et cela !… s’écria-t-il en retirant la paillasse entassée dans ces planches, savez-vous ce que c’est ?... C’est la litière de leur âne, celle dont il ne veut plus. Eh bien, cette litière infecte, pourrie, pleine encore de fumier, c’est mon matelas, à moi, leur père ! Et cela, encore cela !… reprit-il en m’entraînant violemment au fond de la chambre, et me montrant une grossière écuelle de bois, c’est là-dedans que je mange ! N’accusez pas la Marianne ; c’est ma faute, je suis si maladroit ! Ma vieille main tremble tant ! J’ai laissé échapper l’autre jour une assiette, et je l’ai cassée, il a bien fallu me donner une écuelle de bois comme à un chien. Vous ne voulez pas me croire, je le comprends, c’est si horrible !… Et cependant, vous ne savez pas tout ! Regardez-la, cette écuelle, elle est vide, elle est sèche, car il y a trois jours qu’elle n’a pas servi ! Il y a trois jours que Marianne me refuse la soupe ! Elle ne donne que du pain ! Oh ! ce n’est pas pour cette soupe ! reprit-il d’une voix tremblante de larmes, qu’est-ce que cela me fait ? Je m’en suis bien passé quand j’étais jeune. Mais mon fils, mon fils que j’ai tant aimé ! que j’ai si bien soigné quand il était petit ! Mon Dieu ! qu’il n’ose pas résister à sa femme, je ne le lui en veux pas. Il est faible, c’est moi qui l’ai fait comme cela ; mais il pourrait bien, quand il la sait sortie, revenir de son travail et m’apporter en cachette ce qui me manque ; mais non, il est devenu aussi méchant qu’elle ! Il n’y a qu’une personne qui ait pitié e moi, c’est ce petit que vous voyez dans la cour. il est le dernier ; je ne lui ai jamais rien donné à lui, puisque je n’ai rien depuis qu’il est né. Eh bien ! monsieur… il m’apporte quelquefois la moitié de son souper, le pauvre petit ! Aussi, je l’aime bien ! autant que j’ai aimé son père. Oh ! monsieur, monsieur… s’écria-t-il tout sanglotant et épuisé par cet effort… oh ! un enfant !… un enfant qui ne nourrit pas son père !… ils me tueront ! ils me tueront ! »

Et il s’élança dehors comme un homme qui ne se connaît plus.


*

***


Le père Boyer s’est pendu ! On l’a trouvé accroché dans son fournil, par sa cravate, à une tringle de fer qui traversait une solive. On a essayé en vain de le ranimer, il était mort. La conscience publique s’éveille difficilement dans les campagnes ; mais quand elle fait explosion, elle ressemble à des tonnerres tardifs qui n’éclatent qu’après un long orage ; elle brise tout. On va jusqu’à dire que ce n’est pas le vieillard qui s’est pendu, que c’est son fils qui’ l’a tué ; on parle de présomptions graves, de preuves. Une vieille femme, voisine de Boyer, prétend avoir vu Boyer fils sortir du fournil un peu avant trois heures, c’est-à-dire au moment précis où a dû avoir lieu l’événement. Elle ajoute qu’il était très pâle, qu’il avait les yeux égarés, et qu’il s’est enfui comme un homme hors de lui, du côté des bois. Interrogé à son tour, le petit Boyer, qu’on a trouvé à la même heure jouant à quelques pas de là, a répété exactement ce qu’a dit la vieille.

Le juge d’instruction est venu.

« Pourquoi êtes-vous entré dans le fournil ? à quel moment ? qu’y avez-vous fait ? »

A chacune de ces questions, le misérable, pâle, hébété, balbutiant, ne répondait pas autre chose que :

« Je ne sais pas ! Je ne peux pas dire !

– A quelle place de la chambre était votre père quand vous êtes entré ? était-il suspendu à ce clou ?

– Oui ! Et même, ajouta-t-il avec un accent de terreur sombre, ses pieds qui ballottaient m’ont heurté le front !

– Et vous n’avez pas détaché son corps ?... Vous n’avez pas cherché à le ranimer ? Pourquoi ? pourquoi ?

– Je ne sais pas !… répétait-il chaleureusement. Je ne peux pas dire !…

– C’est vous qui l’avez tué ! répliqua vivement le magistrat.

– Non, monsieur, non !…

– Si ; vous l’avez étouffé d’abord, et vous l’avez pendu ensuite pour faire croire qu’il s’était tué lui-même !

– Non, monsieur le juge ! je vous jure que non ! dit le malheureux avec un peu de force.

– Mais alors, je vous le demande, pourquoi ne l’avez-vous pas secouru ? Il respirait peut-être encore. Il suffisait peut-être de couper la corde pour le sauver ! Si vous n’êtes pas coupable, pourquoi l’avez-vous abandonné ? Répondez !… mais répondez donc, ou je vous déclare coupable, et je vous arrête !

– Je vais répondre ! dit le malheureux d’une voix tremblante. Je me suis sauvé, parce que j’ai eu peur…

– Peur de quoi ? de la vue de la mort ?

– Non ! ah ! non !… j’ai eu peur que si on me trouvait près de son corps, on ne m’accusât de l’avoir tué !…

– Et c’est pour cela que vous l’avez laissé mourir ?... Comment avez-vous pu croire que l’on aurait un tel soupçon ?

– Nous avons été si méchants pour lui, monsieur !... »

Ce mot, si profond dans sa naïveté, nous pénétra d’émotion et de surprise ; quelques larmes, les premières qui jaillirent des yeux de ce malheureux, nous disposèrent à accepter sa déclaration comme vraie. Un témoignage irréfutable acheva de nous convaincre. On nous apporta un papier trouvé dans la paillasse du père Boyer, et qui annonçait sa fatale résolution. Dès lors, Boyer fils était libre de droit.

Il s’éloigna en chancelant, et nous restâmes frappés de ce coup inattendu de la justice divine… Ainsi, voilà un homme qui, à la fois innocent et coupable, a causé peut-être la mort de son père, de peur d’être accusé de cette mort ! Voilà un misérable que la conscience même de son impiété filiale a comme forcé à porter cette impiété jusqu’au crime ! Certes, en entrant dans ce fournil, en voyant le corps de son père se débattre dans les convulsions de l’agonie, il a voulu, il a désiré courir à lui et le secourir, il ne l’a pas pu ! Dieu ne le lui a pas permis ! Pour le punir d’avoir été ingrat, il l’a condamné à être parricide.

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