En ce moment tout est bruit autour de nous. On se sent étourdi. Mais il est une heure, heure sombre, où l’homme, sorti du vacarme, se trouve seul en présence de cet épouvantable cauchemar qu’on appelle « la question des étrennes ». Alors il reconnaît toute la vérité de cette phrase de Mme de Girardin à propos du premier de l’an :
« En France, nous avons un secret qui n’appartient qu’à nous, un moyen infaillible de changer en supplice tout ce qui doit nous être un plaisir. Notre misérable vanité est parvenue à nous faire de toute chose une agréable torture. D’un don généreux nous faisons un impôt qui accable... »
Nous sommes arrivés à l’instant de la crise aiguë, mais, avouons-le, les premières atteintes du mal avaient été douces. On s’y prêtait même de bonne grâce. – Dès le commencement du mois, on avait déjà préparé une liste dictée par une reconnaissance qui tenait compte des moindres services reçus pendant l’année. Tout s’y payait largement. Une simple tasse de thé devait être soldée par un cadeau de dix louis. Rien ne pouvait être assez beau et, d’avance, on faisait son choix dans ces mille « véritables occasions pour étrennes » que la réclame nous offre avec une richesse de littérature à laquelle je me permettrai de faire un emprunt :
« Infatigable dans sa course, le Temps poursuit sa marche éternelle. L’inflexible vieillard, sourd aux prières comme aux imprécations, s’avance d’un pas égal. Une année de plus va peser sur vos têtes.
» Ah ! puisque la loi éternelle le veut, puisque le Temps est inexorable, empressez-vous d’employer les instants qu’il vous laisse, et tâchez d’oublier, dans les voluptés douces de la générosité, qu’un jour vous devez tomber sous cette faux dont la trempe ferait croire qu’elle sort des ateliers de la maison X, rue…, n°…., si célèbre par sa coutellerie fine pour étrennes. »
Quand on a lu cela, n’eût-on qu’une tante, on ne peut résister au désir de lui offrir des rasoirs.
Tous les cadeaux choisis, notés et cotés (sur le papier, bien entendu), on songe alors à faire l’addition :
« Comment ! quatorze mille francs !! je me serai trompé… recomptons… C’est juste.
» Voyons, ne confondons pas la générosité avec la prodigalité. Elaguons.
» Ah ! dix louis à Mme Aubray pour une simple tasse de thé, c’est de la folie, mettons cinq !… non, le thé était froid, un louis, un simple louis, c’est assez. Chez Brébant on paie la théière pleine trente sous, et, encore, on a du beurre ! – Elaguons, élaguons. – Tiens, un tableau de 20 louis à Rouillard ! où donc avais-je la tête ? il m’invite à dîner, c’est la vérité, mais c’est parce que je découpe à table. Il ne fume pas, un porte-cigare lui suffira, cela lui fournira l’occasion d’avoir des cigares sur lui quand je le rencontrerai. – Elaguons encore. – De quoi ? de quoi ? une fourrure de trente louis à Mme Barillet ! c’était bon du vivant de son mari, mon vieux camarade de collège, mort en juillet dernier. Au premier jour elle se remariera et elle entamera d’autres relations. Remplaçons par un bibelot de soixante francs. – Elaguons, élaguons. »
Il recommence son addition.
« Seize cents francs ! c’est plus raisonnable. Avec le premier chiffre, j’aurais fait rire de moi. Tenons-nous à seize cents francs, c’est une folie utile. »
Cependant le mois de décembre s’écoule jour par jour, mais à mesure que la fatale date s’approche, le martyr des étrennes compose avec lui-même.
Le feu de la générosité s’est éteint, et notre homme marchande avec sa reconnaissance. Il pèse les bienfaits reçus pour en alléger le remboursement :
Il se souvient que sur les neuf dîners de A… il a trouvé huit fois le pot-au-feu.
Chez B…, il songe qu’on affecte de le mettre au tout de la table. On ne l’invite que pour se débarrasser d’un gibier trop avancé.
Son ami D…, en le recevant à la campagne, l’a logé sous les toits, près des chambres de domestiques, tandis que les autres avaient des chambres d’honneur.
Il épluche si bien ses relations que, parmi tous les gens de son intimité, il finit par ne trouver que lui-même de bon, loyal, généreux et dévoué. A mesure qu’il fait ces navrantes découvertes, il élague, il élague, il élague toujours.
« Enfin, me voici à cinq cents francs ! » s’écrie-t-il au commencement de la dernière semaine ;
Il n’a conservé sur sa liste que les indispensables, les parents et les domestiques.
Le 28 décembre, il supprime les indispensables pour leur prouver qu’il est une nature droite et primitive qui sait se soustraire aux puériles exigences d’une civilisation étroite et avide.
Le 29 décembre, il raye les parents. Ceux-là connaissent trop sa position pour ignorer qu’il n’a pas le moyen de donner des étrennes. il ne veut pas les amuser de sa ridicule ostentation. Entre parents, un simple mot qui part du cœur ne vaut-il pas le plus riche bibelot ?
Restent les domestiques.
Ceux-là peuvent dormir tranquilles.
On consent à passer pour ladre, impoli ou ingrat devant ses égaux, mais on tient avant tout à l’estime des domestiques :
« Cent cinquante francs ! allons donc ! ce n’est pas assez, j’aurais l’air de les traiter en camarade ; redressons-nous. »
Il ajoute dix francs à une cuisinière, cent sous à un portier, trois francs à une bonne, etc. etc.
« Là ! Deux cents francs, arrêtons-nous à ce chiffre qui me paraît rond. »
Enfin, le 30 décembre, il s’adresse cette dernière et terrible question :
« A qui vais-je emprunter ces deux cents francs ? »
Car celui qui destinait quatorze mille francs aux étrennes n’a jamais le sou. C’est même pour cette raison qu’il avait poussé jusqu’à quatorze mille francs.
La nuit du 30 au 31 décembre est terrible à passer. Pas de sommeil. Le cerveau travaille pour trouver le moyen de réunir la somme qui fait défaut. Il invente les plus singuliers expédients pour se la procurer, il songe successivement à tous les procédés connus, mais il faut toujours revenir au plus vulgaire, à celui qu’une noble fierté lui faisait écarter, en un mot, à l’emprunt.
« Emprunter ! à qui ? »
Alors il reprend sa liste chargée de ratures et, parmi tous ces noms biffés, il cherche celui de l’ami dont il fera son prêteur.
La revue est accompagnée de commentaires :
« Si je m’adressais à Rouillard ? Après tout, je ne demande pas l’aumône. Il ne fera simplement que prêter… tandis que moi, moi, je l’avais inscrit là pour le don d’un tableau de vingt louis… Le beau rôle est de mon côté. – Ah ! ouiche ! Rouillard prêter ! Il a toujours l’air d’attendre une lettre chargée.
» Si j’allais chez Mme Aubray ? Son thé est exécrable, mais son cœur est excellent. Non, je ne puis emprunter à une dame.
» J’irais bien chez Moras ; mais je me souviens qu’il m’a dit un jour : Quand on veut m’emprunter, non seulement je ne prête pas la somme, mais encore je me fais faire un billet pour les intérêts.
» Bouchet est fort riche ; mais quand on veut lui emprunter,il se met à fondre en larmes en disant : Vous ne m’aimez donc plus ? Pourquoi chercher une cause de brouille entre nous ? Un prêt entre amis, c’est l’éternelle séparation.
» A qui diable vais-je emprunter ? Ah ! Constant ! je l’avais oublié… Il est vrai qu’il n’est pas sur ma liste. Ce cher Constant ! ne m’a-t-il pas répété cent fois : Entre nous la bourse est commune. – Sauvé ! je suis sauvé ! Courons chez Constant. »
Il s’élance, mais en ouvrant la porte il se trouve nez à nez avec Constant qui allait sonner.
« Tiens, c’est toi ?
– Tu sais, vieux, s’écrie Constant, que je t’ai dit souvent : Entre nous, la bourse est commune.
– J’y songeais il y a dix secondes.
– Eh bien ! voici le moment de me le prouver. Peux-tu me prêter vingt francs pour donner des étrennes à mon portier ? »
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