Voici une histoire que j’ai racontée bien souvent, sous diverses formes, et que je raconterai plus d’une fois encore, s’il plaît à Dieu, parce qu’elle est grande et douce.
Quoiqu’elle soit bretonne, elle me fut dite pour la première fois au pays des Normands, sur le côteau d’Avranches qui regarde un des plus admirables paysages de la terre. Nous étions deux, l’autre est mort, voici trois ans déjà, en souriant aux promesses de Dieu. Il avait aimé, souffert et prié.
Pendant qu’il me parlait, je me souviens que les sables mouvants de la grève, où l’on se noie comme dans la mer, étincelaient sous nos pieds ; à l’horizon, l’eau bleue montait jusque dans les nuages ; entre le sable et l’eau, cette orfèvrerie monumentale, le mont Saint-Michel détachait ses profils sombres au-devant de l’incendie allumé par le soleil couchant, qui mettait le géant de granit ciselé dans une gloire de pourpre et d’or.
C’était au temps où il y eut un déluge en Bretagne ; non pas le déluge de tout le monde, mais celui qui fut exprès pour les Bretons.
Le mont Saint-Michel faisait alors partie de la terre ferme, et encore au-delà se trouvait, sur la rivière du Couesnon, la paroisse de Saint-Vinol qui est maintenant à cent brasses sous l’eau de la baie de Cancale.
Amel, fils de Raoul, gardait les troupeaux du seigneur de Saint-Vinol. Quand il eut vingt-cinq ans, il prit pour femme Penhor la Blonde, qui était dans la dix-huitième année de son âge.
Ils s’aimaient bien. Elle était bonne et jolie. Il était grand et fort, et ne craignait point sa peine : c’était lui qui portait la Vierge de l’église à la fête du mois d’août.
Elle était tout en argent, la Vierge de Saint-Vinol ; et elle était riche parce que les gens de la contrée croyaient racheter leurs péchés avec le lin, le blé et la laine qu’ils déposaient à ses pieds. Ils se trompaient ; on ne rachète les péchés que par le repentir.
Amel et Penhor n’avaient point d’enfants. Quand Amel était aux champs et que Penhor restait seule à la cabane, tristement elle pensait :
« Si j’avais sur mes genoux un cher petit qui serait le portrait vivant de mon ami, combien je serais plus heureuse ! »
Et Amel songeait en gardant les troupeaux de son seigneur :
« Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait un cher enfant, son vivant portrait, que de joie chez nous et que d’espoir ! »
Une fois qu’Amel revenait tout soucieux des pâturages, il dit :
« Penhor, ma femme, vois-tu, ce serait de tisser un beau voile à Sainte Marie toujours vierge, elle te donnerait peut-être un petit ange à bercer. »
Croyez-vous qu’un homme puisse jamais penser le premier ? Non. C’est toujours la femme. Penhor alla chercher le voile qui d’avance était tissé plus blanc que neige et transparent comme les brumes d’été.
La mère de Dieu quand elle le vit, fut contente et l’accepta. Amel et Penhor eurent un petit enfant et s’aimèrent davantage auprès de son berceau.
Dès que l’enfant eut neuf jours, Penhor, qui était encore bien faible, le prit dans ses bras et se rendit à l’autel de la Vierge.
« Marie, dit-elle agenouillée, voici le petit trésor que vous nous avez donné ; nous vous le rendons, ô mère ! qu’il soit à vous et qu’il grandisse, promis à votre couleur céleste. Regardez-le, bonne Vierge ; nous l’avons appelé Raoul, comme le père de son père. Regardez-le bien pour le reconnaître au jour où il aura besoin de vous. »
On ne sait pas si ce fut à cause des péchés de la paroisse de Saint-Vinol ou à cause des péchés de toutes les paroisses, mais voilà qu’une nuit de grand malheur, l’eau de la rivière s’enfla comme le lait bouillant qui franchit les bords du vase. Le vent soufflait en tempête, la pluie tombait à torrents, la terre tremblait la fièvre. Toute la plaine se couvrit d’eau, et quand vit le matin on vit que ce n’était pas la rivière qui débordait, mais bien la mer.
Elle arrivait sombre, houleuse et révoltée. Elle avait rompu les barrières posées à son courroux par la main de Dieu.
Elle arrivait ; elle ne s’appelait plus la mer, mais le déluge.
L’église de Saint-Vinol étant située sur une hauteur, les inondés s’y réfugièrent, mais Amel et Penhor restèrent à la porte de leur maison, bâtie plus haut encore que l’église.
Et quand l’eau vint à eux, ils montèrent au premier étage avec le petit Raoul. Et quand l’eau les y suivit, ils grimpèrent sur le toit. L’eau les y suivit encore.
« Mon mari, dit Penhor, nous allons mourir tous ensemble.
– Non, répondit Amel.
– Eh quoi ! s’écria-t-elle, songerais-tu à nous abandonner ?
– Non », dit encore le pasteur.
L’eau venait. Il ajouta, debout qu’il était sur l’arête du toit :
« Prends notre petit Raoul, je vais t’aider à grimper le long de moi ; tu mettras tes pieds sur mes épaules et tu te tiendras ferme... »
Penhor se jeta à son cou en pleurant.
« Jamais ! dit-elle.
– Dépêche-toi, c’est pour l’enfant. En te soutenant sur moi, tu dureras un instant de plus, et peut-être que l’eau s’arrêtera. Adieu, ma chère femme ; si je meurs et que tu sois sauvée, ce sera bien… Dis-lui qu’il se souvienne de son père. »
Penhor obéit, et dès qu’elle fut montée l’eau passa sur la tête d’Amel.
Penhor, pleurant tout son cœur par ses yeux, tenait l’enfant. Quand l’eau toucha sa ceinture, elle éleva le petit Raoul, après l’avoir pressé contre sa poitrine et lui dit :
« Grimpe le long de moi, je vais t’aider. Tu mettras tes petits pieds sur mes épaules et tu tiendras ferme…
– O mère !… fit l’enfant. Je ne veux pas !
– Dépêche-toi, je le veux, peut-être que l’eau s’arrêtera. En te soutenant sur moi, tu dureras un instant de plus, et si tu es sauvé, ce sera bien… Adieu, chéri de moi, mon fils, mon cœur, souviens-toi de ton père et de ta mère. »
Elle ne parla plus, parce que l’eau couvrit sa bouche.
Au-dessus des vagues, il ne resta que la tête blonde du petit Raoul et un pli de sa robe azurée qui flottait au courant.
Or, la Vierge de Saint-Vinol, juste en ce moment, sortait par la plus haute fenêtre de l’église où tout était noyé, abandonnant sa niche submergée pour se réfugier au ciel. Elle emportait toutes ses offrandes avec elle. En prenant son vol, elle aperçut la tête blonde du petit Raoul et le pli de sa robe bleue. La Vierge s’arrêta.
« Cet enfant est à moi, dit-elle, je veux l’emporter aussi. »
Et, en effet, elle le prit par ses doux cheveux, croyant soulever aisément ; mais l’enfant était lourd, lourd pour un si petit corps, si lourd que la Sainte Vierge fut obligée de lâcher toutes ses offrandes et d’y mettre les deux mains.
Quand elle eut tout lâché, le lin, les tissus et les fleurs, elle put enfin soulever l’enfant,et alors elle ne s’étonna plus du poids qu’il pesait. Penhor, sa mère, s’attachait à lui de ses doigts mourants, et de ses doigts mourants le père s’attachait à la mère.
« Oh ! dit la Vierge, émue et joyeuse à la vue de cette grappe de cœurs, Dieu a fait de belles choses sur la terre ! »
Et dans un pan de sa robe étoilée elle mit le père avec la mère, la mère avec l’enfant ; trois amours qui n’ont qu’un seul nom : la famille.
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