11 avril 2022

Arsène Houssaye : Les Pigeons de Venise (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !
 
Ce texte j'aurais pu le proposer au format pdf (il est assez long pour en faire une présentation sans plagier l'auteur) ; toutefois j'ai pensé que si, pour celui-là, je changeais le format de partage, cela gênerait ceux qui sont entrain de faire le leur. Donc, je dépose le texte de ce jour sous ma signature... de toute façon cela serait étonnant qu'il y ait d'autres textes aussi long...
 
Donc,
Bonne lecture !
 
Bisous,
@+
Sab


Il y a bien des légendes sur les pigeons de Saint-Marc. Chacun conte la sienne ; je ne veux pas les redire toutes ; mais je veux raconter une histoire qui s’est passée hier, qu’on se dit tout bas à Venise et qui m’a arraché des larmes.

Ces pauvres pigeons de Venise ! il vint pourtant un jour où l’on porta sur eux une main sacrilège. Ce fut en 1849. C’était encore la république de Venise, une aurore de feu qui ne vit pas lever le soleil. Ce jour-là on se jeta sur les pigeons et on les dévora. Mais après combien de jours de famine ! Dans l’héroïsme de la défense, car ils défendaient tous leur mère, ces enfants de Venise, on avait oublié que les vivres manquaient depuis quelques jours déjà. On fit donc la chasse aux pigeons, et, s’il faut croire les Vénitiens, les pigeons, qui pouvaient s’enfuir dans les îles voisines, semblèrent venir d’eux-mêmes au sacrifice pour le salut de la république.

Il faut dire aussi, à la gloire des Vénitiens, qu’après la première boucherie ils décidèrent tous qu’ils mourraient sans continuer ce massacre des innocents qui devait porter malheur à Venise.

Depuis 1849, les pigeons, qui ne sont point vindicatifs, ont continué à venir manger ans la main des Vénitiens. Il faut avoir assisté à un de leurs festins pour avoir une idée de leur adorable familiarité. Rien ne les effarouche. Tout au plus s’ils se détournent de deux sautillements pour vous laisser passer. Ils se posent sur l’épaule des gondoliers, – ils viennent souhaiter la bonne venue aux étrangers, dès qu’on leur ouvre la fenêtre. Pendant que j’écris, en voilà deux qui viennent becqueter sur ma table. Tout à l’heure, la marchande des quatre-saisons qui est sous ma fenêtre, place Saint-Marc, était assaillie pendant son déjeuner. La pauvre femme a eu bientôt fini, grâce à ses hôtes.

Il y a sur les églises et les monuments de Venise des milliers de statues, des licornes, des hippogriffes, des chimères, des lions, des feuilles d’acanthe, toute la variété de la sculpture moresque et gothique, toutes les formes du Moyen Âge et de la Renaissance. Je ne sais si les pigeons de Venise aiment les arts, mais ils se nichent sur tous ces chefs-d’œuvre. S’il y a autant de pigeons que de sculptures, le nombre est d’à peu près trois mille.

Il n’y a pas longtemps, les pigeons ont eu leur jour de sédition. Un matin, à l’heure où Venise vient encore se promener sous les Procuraties, les pigeons s’abattent par centaines sur la place Saint-Marc, portant l’étendard de la révolte, c’est-à-dire ayant chacun au cou un ruban aux couleurs italiennes. Et tous es Vénitiens de battre des mains avec enthousiasme. Qui donc avait ainsi lancé sur la place publique ces pacifiques révolutionnaires ? C’était un charmant tableau que ces pigeons bleus, gris-perle, aux pattes roses, sautillant, voletant et agitant leurs gaies couleurs. Aussi vous jugez combien de gâteaux émiettés sur leur chemin ! Miei cari piccolini [trad. : Mes chers petits] !

On faillit les étouffer sous des caresses et avec des gâteaux. Les pigeons de Saint-Marc ne s’étaient jamais trouvés à pareille fête.

Mais il n’y a pas que des Italiens à Venise ; les mauvaises langues disent qu’il y a des Autrichiens. Voilà que tout à coup l’alarme est au camp, comme si Catilina était aux portes de Rome. Quelques officiers autrichiens qui déjeunaient au café Florian et aux Quadri viennent sur la place et assistent au spectacle en hommes d’esprit, sans accuser Victor-Emmanuel ou Garibaldi, se disant que, puisque l’Empereur d’Autriche permettait aux journaux de l’opposition de pénétrer à Venise, il ne pouvait s’offenser de cette manifestation emplumée.

Malheureusement, ce qui perd les nations, ce sont les royalistes plus royaliste que le roi. Des sous-officiers survinrent qui s’indignèrent et crièrent à l’insurrection. On mit à prix, parmi les gondoliers et les oisifs, la tête de tous les pigeons qui avaient conspiré ; mais les gondoliers retournèrent à leurs gondoles, et les oisifs trouvèrent que ce n’était pas la peine de faire quelque chose. On consigna les troupes. Les canons de la place Saint-Marc furent chargés à petit plomb, et les canonniers, mèche allumée, attendirent.

Un peloton de soldats parcourut la place, et, après trois sommations, ils firent une décharge qui, comme dans toutes les émeutes, abattit non seulement les pigeons insurgés, mais les pigeons curieux.

Ce fut un cri de douleur dans Venise tout entière. Assassiner les pigeons de Saint-Marc, c’était frapper saint-Marc lui-même. Aussi les Vénitiens qui étaient alors sur la place, hommes, femmes, enfants, coururent aux soldats et les prièreux, les larmes aux yeux, de cesser le massacre, leur jurant qu’ils allaient dénouer eux-mêmes les cocardes révolutionnaires. Et, en effet, durant toute la journée, on rappela les pigeons effarouchés, et on arracha les rubans.

Mais on eut beau faire, quelques pigeons plus patriotes que les autres se retirèrent sous leur tente et gardèrent fièrement les trois couleurs. On les revit quelque temps encore, quand les soldats autrichiens ne passaient pas sur la place, planant majestueusement, mais toujours un peu farouches. On finit par n’en plus voir du tout.

J’arrive enfin à l’histoire que je vous ai promise.

Je connaissais Mme la marquise Félicia… dont le palais se mire au milieu du Grand-Canal. J’avais admiré sa petite galerie de tableaux, douze chefs-d’œuvre, pas un de plus, ce qui prouve un haut goût, car, à Venise plus qu’ailleurs, il est si facile d’avoir de mauvais tableaux, il est si difficile d’en avoir de bons !

Toute en admirant ses tableaux, je l’avais beaucoup regardée elle-même, comme j’eusse fait d’un beau tableau de Giorgione. Cependant sa beauté, disent les Vénitiens, a beaucoup perdu de son éclat et de son rayonnement depuis qu’elle pleure Venise. Elle est veuve de son mari, mais c’est de Venise qu’elle est en deuil.

Nous passâmes sur le balcon, elle pour le soleil, moi pour l’architecture. Quelques pigeons, qui la connaissaient, vinrent de son côté. Elle les caressa avec un amour si expansif que j’en fus touché.

« C’est une passion, lui dis-je.

– Oui, me dit-elle, ces pigeons sont l’âme visible de Venise. Vous voyez bien celui-là, ajouta-t-elle, c’est un de ceux qui ont arboré les couleurs italiennes.

– Ah ! oui, lui dis-je ; j’ai appris que vous étiez allée place Saint-Marc, le jour du massacre des Innocents, et que vous aviez rougi vos blanches mains pour soigner les blessés.

– Puisqu’on vous a dit cela, répondit-elle, je vais vous faire une confidence, si vous me promettez le secret.

– Je vous promets le secret, comme au Conseil des Dix, du temps que les murs parlaient. »

Elle rentra dans la galerie et me pria de la suivre.

« J’avais refusé, me dit-elle, de vous montrer mon portrait, parce que je ne laisse entrer personne dans cette petite galerie où mon mari avait sa bibliothèque. »

Elle entr’ouvrit la porte et me fit passer en avant.

Dès que j’eus franchi le seuil, je fus quelque peu surpris aux battements d’ailes d’un pigeon.

« N’ayez pas peur, me dit-elle. Il vous prend pour un Autrichien. Mais je vais le rassurer. »

C’était un des fameux révolutionnaires de la place Saint-Marc. Il avait encore au cou la cocarde séditieuse. La marquise l’appela, le prit dans sa main, le baisa doucement et se fit becqueter par lui.

« Mais c’est le moineau de Lesbie, lui dis-je.

– Oui, et s’il n’est pas mort, celui-là, c’est que je l’ai sauvé. Povero piccolino [trad. : pauvre petit] ! Il était blessé ; il battait de l’aile. Je l’ai caché sous mon châle et je l’ai apporté ici avec un vrai chagrin. Voyez si je soigne bien les malades : le voilà plus vivant que jamais. Mais je n’ose lui rendre la liberté, car on me le tuerait.

– Ne pourriez-vous donc garder le ruban et lâcher le pigeon ? Car, à tout prendre, il aimerait encore mieux la liberté sur les lagunes que sa prison dorée.

– C’est vrai, mais je ne puis me décider à dénouer ce ruban. Mon pigeon retournant place Saint-Marc sans son ruban ne serait-ce pas un peu Manin sans son drapeau, rentrant dans Venise esclave ? »

Ainsi parla la marquise.

Quelques jours après, le bruit se répandit sourdement, on voudra bien croire que je n’y étais pour rien, que la marquise cachait un révolutionnaire dans son palais. On alla jusqu’à dire que c’était Mazzini. La police subalterne, en l’absence du gouverneur, fit cerner le palais, sur la terre et sur l’onde, afin que le conspirateur ne pût s’échapper.

On avait oublié les fenêtres !

Quand la marquise vit que la chose devenait sérieuse, elle s’efforça de jouer l’inquiétude et a peur. Elle alla au-devant des inquisiteurs et les supplia de lui épargner cette odieuse visite domiciliaire qui est la honte des révolutions. Mais plus elle paraissait tremblante, et plus ces messieurs de la police comptaient sur une belle capture.

On franchit le seuil, on fouilla toute la maison. La marquise s’était réfugiée dans sa petite galerie devant la fenêtre ouverte. Elle tenait dans ses deux mains le cher prisonnier, que dis-je ? l’hôte adoré qu’elle couvrait de larmes et de baisers.

Quand les inquisiteurs entrèrent, elle se tourna fièrement vers eux, leur montra le pigeon et leur dit :

« Voilà le révolutionnaire, voilà le conspirateur, voilà le Vénitien.

Les inquisiteurs coururent à elle, furieux de ne trouver qu’un pigeon, mais décidés à assouvir sur lui leur vengeance.

Ils avaient compté sans l’hôte.

En effet, quand ils voulurent le saisir, la marquise leva la main et lui donna la liberté ;

« Addio ! caro mio ! » [trad. : Adieu ! mon chéri !]

Le pigeon, qui ne serait peut-être pas parti si le palais n’eût pas été en état de siège, s’envola à tire-d’aile.

« Feu ! » s’écria une voix courroucée.

Combien de coups de fusil retentirent ? On ne les compta pas ; on tira d’en haut, on tira d’en bas, on tira de partout.

La marquise ferma les yeux et se reprocha d’avoir bravé tant de colère, au risque de faire tuer son cher pigeon.

Heureusement, il alla se poser, comme pour lui dire un dernier adieu, sur le dôme rayonnant de Santa Maria della Salute. Un instant après, il reprit son vol vers l’Adriatique.

« Courez au télégraphe, dit un des plus exaltés parmi les sbires ; il faut qu’on donne tout de suite son signalement aux frontières.

La marquise, tout en larmes et tout en joie, battit des mains et fit sa plus belle révérence aux inquisiteurs.

Quand cette histoire est arrivée à Vienne par les télégraphes des pigeons, l’Empereur d’Autriche a donné l’ordre de respecter et nourrir les pigeons de la place Saint-Marc, quelles que soient leurs opinions politiques.

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