Dans le grand cimetière de Péra, je fus un jour témoin d’un spectacle qui me toucha profondément. Je me promenais à l’ombre des grands arbres ; la chaleur était ardente, et j’étais venu chercher là un peu de fraîcheur et de solitude ; une femme passa devant moi portant un enfant de quinze mois environ, et tenant à la main un large bouquet de jonquilles. Machinalement je la suivis ; elle s’enfonça dans la profondeur du bois, et arrivée auprès d’un tertre fraîchement remué, elle s’agenouilla, se prosterna, et éclata en sanglots. Je m’appuyai contre un cyprès et la regardai.
Elle tira une fiole de dessous son manteau, et en versa le contenu sur la tombe. Pendant ce temps, l’enfant qu’elle avait déposé à terre avait pris, en folâtrant, le bouquet de jonquilles et l’effeuillait avec des petits cris de joie ; sa mère le lui enleva et recommença sa prière. Il se traîna sur les genoux, sur les mains et bientôt il eut reconquis les fleurs qu’il se mit à déchirer de plus belle. La malheureuse femme les lui arracha, et regarda de tous côtés comme pour implorer l’aide de quelqu’un contre les jeux de son fils. Elle m’aperçut, le saisit, se leva, et, sans me dire un mot, vint le placer entre mes bras, puis elle retourna sur le tombeau ; le pauvre petit se mit à pleurer.
Je m’assis à terre, je le fis jouer avec les bouts de ma cravate, et bientôt son charmant visage se dérida et rayonna de plaisir. Il s’amusa ainsi quelque temps, puis, sans doute, la fatigue le prit, car il inclina sa tête blonde sur mon épaule et s’endormit. Je restai ainsi au moins une heure sans faire un mouvement, de crainte d’éveiller le petit bambin qui sommeillait de si bon cœur. La mère se leva, s’avança vers moi, reçut l’enfant avec précaution, et me regardant avec des yeux mouillés de pleurs et pleins de reconnaissance, elle me salua en portant la main à ses lèvres et à son front ; puis elle se dirigea vers la tombe, la couvrit d’un pan de son manteau, y étendit son enfant encore endormi, s’agenouilla de nouveau, et demeura dans une immobilité si complète qu’on l’eût prise pour une statue ; elle semblait absorbée dans une contemplation extatique. Qui la retient donc ainsi ? Est-ce le spectacle de la beauté de son fils ? Est-ce le regret de celui qu’elle vient pleurer ? L’un et l’autre peut-être. Tout était là, dans cet insoucieux enfant qui dormait, et dans ce mort trempé de larmes. L’un avait quitté l’âpre chemin de la vie, l’autre y traînait à peine ses premiers pas. Quel était le plus heureux ? Celui que la terre enveloppait, n’est-ce pas, mon Dieu ! celui qui se reposait enfin des fatigues dont vous parsemez la voie où nous marchons ! L’autre qui maintenant dort paisiblement sur le sépulcre de son père, que lui adviendra-t-il ?
Comme à tous, des chagrins, des lassitudes, des rêves éperdus, de longues amertumes, des désirs effrénés pour ce que l’on ne peut atteindre, et, peut-être, si un jour sa mère lui raconte qu’il a dormi sur la tombe de son père, regrettera-t-il que le mort ne se soit pas relevé de son lit glacé, et qu’il ne l’ait pas emporté avec lui dans les régions inconnues qu’il habite.
L’enfant se réveilla, sa mère le prit et s’éloigna en me disant adieu d’un signe de tête. Je la suivis longtemps du regard, elle disparut derrière les cyprès, à travers lesquels j’apercevais son long manteau vert qui balayait derrière elle la poussière du sentier.
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