3 août 2021

Jules Claretie : "Voici une histoire de caissier..." (Les Annales : Pages Oubliées)

Ah que coucou !

Voici une page oubliée trop courte pour en parler sans plagier son auteur... je vous la mets donc sous ma signature...


Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab



Voici une histoire de cassier qu’on me contait hier :

Semblable au Castanier de Balzac, ce caissier avait longtemps vécu parfaitement honnête, et vieilli sans aucune erreur d’addition ou de probité, mais ses appointements étaient peu considérables. Parfois l’envie d’une campagne, d’un carré d’arbres, d’un coin quelque part lui vient. Pour réaliser ce rêve, vingt mille francs suffiraient. Et il avait, chaque jour, cent, deux cent mille francs à manier ! « Si le quart de cette somme était à toi, lui murmurait le génie de la propriété, quelle aubaine ! » C’était la pente. Il n’avait jamais eu, jusqu’alors, l’idée qu’un seul de ces billets qu’il maniait pût être un jour à lui. Deux semaines après, il se demandait pourquoi ils ne lui appartiendraient pas tous. Deux mois plus tard, il se traçait la route à suivre pour se les approprier.


Notre homme prend ses précautions. La caisse ferme le samedi, le dimanche n’ouvre pas. Comme ordinairement il n’arrive guère à son bureau que sur les dix heures du matin, on ne s’inquiétera de sa disparition que vers onze heures ou midi. Avant qu’on se soit assuré du départ, il sera deux ou trois heures. Il a donc quelque chose comme quarante-huit heures devant lui.

Quarante-huit heures ! C’est deux, trois fois plus de temps qu’il n’en faut pour atteindre la Belgique ou l’Angleterre.

Sa valise est prête, toutes ses valeurs empaquetées.

Le samedi, il prend congé comme à l’ordinaire, dit au revoir à celui-ci, donne une poignée de main à celui-là et, une fois libre, il monte dans un fiacre.

« Au chemin de fer du Nord. »

Mais en voiture, une pensée lui vient. Il part. Quand pourra-t-il revenir ? Dans dix ans, – le jugement une fois périmé ! Et que de choses se passent et que d’hommes passent en dix ans ! Sur le chemin de la Belgique est le chef-lieu de canton où son père habite ! Il ne sait pourquoi, mais il veut le revoir. Au lieu de prendre son billet directement pour Bruxelles, il s’arrête à Amiens. A Amiens, une voiture le conduira où il veut aller.


Le caissier arrive là, au milieu de la nuit. Pas de voiture. Il faut attendre le lendemain. La petite diligence qui fait le service d’Amiens à *** part à la première heure.

Vous savez quelle physionomie bizarre et sombre prennent les villes de province, une fois les gens couchés. Les rues sont vastes, désertes, noires, les hôtels fermés.

Le caissier descend, il n’a d’autre colis que sa valise. Il sort de la gare, cherche un hôtel. Tout est éteint. Dans des cas pareils il vous prend des envies de dormir à la belle étoile.


Tout à coup, au détour d’une rue, il aperçoit un premier étage éclairé, il entend un bruit de voix, et, par les fenêtres ouvertes, les tintements de l’or. On joue. C’est un cercle. Il se rappelle le nom. Il y a peut-être des amis. Il se demande s’il doit monter.

C’est un excellent moyen de passer là une nuit, – d’attendre. Mais il lui faudra se nommer, donner la cause de son voyage. Bast ! une fois en Belgique, il s’inquiétera bien de tout cela.

« Montons ! »

Il monte.

Il se fait annoncer. Il est du pays ; on lui demande de ses nouvelles ; on l’accueille ; il dit ce que bon lui semble. Pour tuer le temps, il risque un louis dans une partie. Il n’est pas joueur, il n’a jamais joué ; il gagne.

La partie s’anime, il s’assied, se livre au baccarat tout entier, corps et âme, joue au hasard, sans songer, sans calculer, retournant les cartes avec un bonheur insolent, et il gagne, gagne toujours, gagne toute la nuit.

Le jour venu, il compte machinalement son gain ; il en est écrasé, hébété. Il a gagné vingt-deux mille francs, et on lui doit des centaines de louis sur parole.

« Une petite fortune ! se dit-il. Avec cela on pourrait vivre honnête ! »

Honnête ! Le mot lui plaît, tourne dans sa tête, le chatouille. Pourquoi ne serait-il pas honnête ? Et, vraiment, est-ce qu’il n’est pas honnête ? Non, puisqu’il a volé.

Il emporte la caisse ! Ce premier louis risqué sur le tapis n’était pas à lui. Les valeurs qu’il a dans son portefeuille, sur sa poitrine, sont à ses patrons.

« Ah ! se dit-il, si j’avais gagné hier ce que j’ai gagné aujourd’hui ! »

C’est là le premier pas vers la réaction. Soudain, une idée lui traverse le cerveau. Encore un peu, il pousserait un cri de joie.


Le lendemain, notre homme prenait le premier train d’Amiens pour Paris, arrivait chez lui à midi et se couchait, et le lundi matin, à l’heure militaire, ouvrait sa caisse d’un air placide, se frottait les mains et disait à ses compagnons de bureau, du ton calme que donne une conscience tranquille :

« Eh bien ! Joseph, avez-vous pris hier beaucoup de goujons ? Duplanté, acceptez donc une prise ! »

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