26 juillet 2021

Charles Baudelaire : La Fausse-Monnaie

Ah que coucou !

Trop courte pour être proposée ici au format pdf, voici une nouvelle (sous ma signature) écrite par Charles Baudelaire et tirée des Annales du 29 juillet 1883.

Bonne lecture !

Bisous,
@+
Sab


Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet, il glissa de petites pièces d’or ; dans la droite, de petites pièces d’argent ; dans la poche de gauche de sa culotte, un paquet de gros sous, et enfin, dans la droite, une pièce d’argent de deux francs qu’il avait particulièrement examinée. « Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même.

Nous fîmes la rencontre d’un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fis, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant de soumission et tant de reproches. J’ai vu quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dan les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette.

L’offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis : « Vous avez raison ; après le plaisir d’être étonné, il n’en est pas de plus grand que celui de causer une surprise.

– C’était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.

Mais dans son misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m’a fait cadeau), entre soudainement cette idée qu’une pareille conduite de la part de mon ami n’était légitimable que par le désir de connaître ou de préjuger les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d’un pauvre.

Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies ?

Ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ?

Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux-monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un spéculateur heureux, le germe d’une richesse de quelques jours.

Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant ses ailes à l’esprit de mon ami, et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.

Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles, presque aussi fidèlement que l’imbécile Pandore répondant au légendaire brigadier : « Oui, vous avez raison ; il n’y a pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu’il n’espère. »

Je le regardais dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d’une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu’il avait voulu gagner à la fois quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis et faire des économies ; bien mieux encore, ne rien dépenser, c’est-à-dire donner ce qui ne valait rien, ou, en d’autres termes, attraper gratis un brevet de charité.

Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle puissance dont je le supposais tout à l’heure capable ; j’aurais trouvé curieux, singulier, qu’il s’amusât à compromettre des pauvres ; mais je ne lui pardonnerai jamais l’ineptie de son calcul.

On n’est jamais excusable d’être méchant ; mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est.

Et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.

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