1.
On arriva sur le terrain.
C’était une salle à manger, lambrissé de chêne et tendue de cuir, brillamment éclairée, haute, gaie et superbe.
La table était servie avec une exagération d’abondance ; mais on n’y voyait que deux couverts : les couverts des deux adversaires.
Des motifs de convenance m’obligent à ne désigner ces deux adversaires que sous les noms transparents d’Ernest et du compte Falbaire.
Je vous les donne, d’ailleurs, pour deux gentilshommes accomplis, tous les deux dans la force de l’âge, braves, élégants, spirituels, – avec cette pointe d’originalité britannique qui assaisonne si bien le caractère français.
Pourtant, la veille, au cercle, un de ces deux hommes (je ne dirai pas lequel) avait gravement offensé l’autre, – si gravement qu’un duel avait été jugé indispensable.
Egalement forts à l’épée et au pistolet, ils dédaignèrent d’employer les armes ordinaires.
Gourmands l’un et l’autre, – dans l’acception la plus héroïque et la plus recherchée du mot, Ernest et le comte Falbaire convinrent de se battre « au dîner ».
Pour être inusité, ce duel n’en devait pas moins être sérieux et redoutable. Les conditions en furent scrupuleusement réglées par les témoins.
On mangerait à outrance, l’un devant l’autre, sans interruption, et jusqu’à ce qu’un des combattants fût hors de combat.
Au premier aspect, cela peut faire sourire ; – au second, cela devient horrible.
2.
« Allez, messieurs ! » dirent les témoins.
A ce signal, les deux adversaires s’assirent, après avoir échangé un salut.
Les témoins avaient pris place à une table à côté, d’où ils pouvaient surveiller toutes les péripéties du combat.
Il était six heures du soir.
A minuit, le dîner – qui se composait de trois services exorbitants et exquis – était terminé sans qu’il y eût un avantage marqué d’aucune part.
Ernest souriait.
Le comte Falbaire avait dîné ; voilà tout.
Les témoins firent un signe au maître d’hôtel.
« Rechargez ! » dirent-ils.
Immédiatement un deuxième dîner fut servi, absolument pareil au premier. Mêmes grosses pièces, mêmes grands vins. Cette fois, l’attitude sévère des partenaires se détendit un peu. La parole ne leur avait pas été interdite ; ils n’en avaient usé d’abord que discrètement ; cette seconde épreuve leur délia la langue. A quelques paroles de simple politesse succédèrent de courts propos en manière d’appréciation sur les mets qui leur étaient soumis.
« Excellent, ce rôti de grives ! murmura Ernest.
– Je ne partage pas complètement votre goût, répliqua le comte Falbaire ; le genièvre dans les grives me paraît une hérésie.
– Cependant, tous les classiques de la table…
– J’ai pour moi Toussenel. »
Ernest s’inclina.
Quelques instants après, ce fut au tour du comte Falbaire à formuler le vœu suivant :
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Ernest, nous laisserons le vin de l’Ermitage pour demander du château Montrose.
– A votre aise, monsieur le comte. »
Il semblait que le premier dîner n’eût été que l’absinthe de celui-ci.
Les témoins commencèrent à se regarder d’un air stupéfait.
Inutile de dire que leur rôle, d’actif qu’il était au début, était devenu purement contemplatif.
3.
« Soupons, dit le comte Falbaire, lorsque la dernière goutte de café eut été savourée.
– Soupons ! répéta Ernest. »
Le cas était prévu. Le consommé, les viandes froides, les écrevisses, les salades à la Russe se succédèrent mêlées au vin du Rhin, au vin de Porto, au vin de Champagne.
Le souper fut animé, bruyant même. Cela devait être. Le duel entrait dans sa période décisive. Chacun des combattants serrait son jeu, tout en surveillant de l’œil son vis-à-vis.
Ernest mangeait plus brillamment, le comte Falbaire plus correctement. On reconnaissait, du reste, en eux une méthode parfaite, la tradition des maîtres – au service de muscles d’acier.
Chacun semblait certain du triomphe ; aussi avait-il maintenant un défi dans leurs paroles. La raillerie perlait au bord des verres ; les épigrammes naissaient aux pointes des fourchettes.
Cependant, les joues d’Ernest se coloraient insensiblement.
Le comte Falbaire s’en aperçut.
« Désirez-vous qu’on ouvre cette fenêtre, monsieur Ernest ? Vous paraissez avoir bien chaud... »
Ernest lui lança un regard terrible.
Le souper continua.
Deux témoins avaient cédé au sommeil ; les deux autres veillaient. Il avait été convenu qu’ils se relèveraient d’heure en heure.
A un certain moment, Ernest voulut chanter.
Les témoins de quart réprimèrent cette velléité de mauvais goût, qui avait été soigneusement écartée du programme, par ce motif que les chants facilitent le travail de la digestion.
Cette faute constituait un désavantage marqué pour Ernest ; – cela équivalait à un premier sang.
Il était visible, d’ailleurs, qu’Ernest luttait contre les premières étreintes de l’ivresse. Ses regards cherchaient un point d’appui, un léger tremblement agitait ses mains.
« Vous vous arrêtez », dit le comte Falbaire.
Ernest ricana, et, pour toute réponse,il vida trois coupes de Champagne.
Il fut imité avec tranquillité par le comte.
Tout à coup, un jet de pâleur se répandit sur le visage d’Ernest – qui mit un de ses coudes sur la nappe et devînt rêveur.
Après avoir attendu pendant quelques minutes la fin de cette rêverie, le comte Falbaire lui dit froidement :
« Faites-vous des excuses ?
– Déjeunons ! cria Ernest. »
4.
Les témoins bondirent à cette exclamation inattendue. Ils se concertèrent un instant, – et finirent par se rendre au désir de leurs clients.
Le jour était arrivé, le jour et le soleil. Une belle matinée pour déjeuner.
Ernest semblait avoir retrouvé de nouvelles forces. Il fondit avec impétuosité sur les huîtres, il se rua sur les chateaubriands, il se colleta le sauterne.
Ce n’était plus de l’émulation, c’était du transport, du délire.
Le comte Falbaire le suivait pas à pas, sans paraître autrement s’inquiéter de cette gymnastique. Puis, vint un moment ou le beau feu d’Ernest s’apaisa ou plutôt se transforma. La rage fit place à la mécanique. Il mangeait sans savoir, inconsciemment, fatalement – avec un bruit de mâchoire régulier, monotone, insupportable.
Cela dura ainsi jusqu’à midi.
A midi, Ernest essaya de se lever pour porter un toast aux divinités infernales.
Ce mouvement devait lui être funeste.
Il glissa sur les talons et tomba tout de son long sous la table.
On attendit quelques secondes. Rien. Le parquet ne rendit pas son convive.
Alors, d’un commun accord, les témoins déclarèrent l’honneur satisfait.
Les deux adversaires avaient lutté pendant dix-huit heures.
Et le comte Falbaire mangeait toujours.
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