Villiers de l’Isle-Adam
Contes cruels (1883)
Faut-il parler encore, à propos des Contes cruels (1883) et des Histoires insolites (1888) de Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889), de surnaturel ou de fantastique ? Cet ancien collaborateur du Parnasse contemporain devenu, par « haine du monde », l’un des plus violents détracteurs du scientisme et du mécanisme du dernier quart du XIXe siècle (voir son Tribulat Bonhomet de 1887) apparaît davantage conduit par une spiritualité puissante et complexe. Celle-ci, qui emprunte parfois autant à l’illuminisme d’un Swendenborg qu’à l’orthodoxie chrétienne, donne naissance dans l’écriture à des rêveries ou à des visions étranges qui combinent les certitudes de la foi avec les paradoxes de l’imaginaire. Le surnaturel pour Villiers, avec ses appels de pureté et ses tentations d’éternité. Dans Véra, le comte d’Athol a perdu son épouse, mais il a su entretenir, à force d’autopersuasion, sa « présence » dans le monde des vivants par-delà la mort. Un soir, « le mirage terrible » va devenir étreinte amoureuse. La vie va-t-elle recommencer et le bonheur renaître ? Oui, mais dans l’Autre Vie, là où le bonheur s’appelle aussi Lumière.
Délire et spiritualité
Ah ! les idées sont des êtres vivants !… Le comte avait creusé dans l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l’Univers aurait croulé. L’impression passa, en ce moment, définitive, simple, absolue, qu’Elle devait être là, dans la chambre ! Il en était aussi tranquillement certain que de sa propre existence, et toutes les choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction. On l’y voyait ! Et, comme il ne manquait plus que Véra elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu’elle s’y trouvât et que le grand Songe de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un moment ses portes infinies ! Le chemin de résurrection était renvoyé par la foi jusqu’à elle ! Un frais éclat de rire musicale éclaira de sa joie le lit nuptial ; le comte se retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volupté et de souvenir, accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses lourds cheveux noirs, sa bouche délicieusement entr’ouverte en un sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin ! la comtesse Véra le regardait un peu endormie encore.
– Roger !… dit-elle d’une voix lointaine.
Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie divine, – oublieuse, immortelle !
Et ils s’aperçurent, alors, qu’ils n’étaient, réellement, qu’un seul être.
Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se mêlaient, pour la première fois, la terre et le ciel.
Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une réminiscence fatale.
– Ah ! maintenant, je me rappelle !… dit-il. Qu’ai-je donc ? Mais tu es morte !
A l’instant même, à cette parole, la mystérieuse veilleuse de l’inconotase [Cloison garnie d’images sacrées, d’icônes.] s’éteignit. Le pâle petit jour du matin, – d’un matin banal, grisâtre et pluvieux –, filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges ; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes ; les fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments ; le balancier de la pendule reprit graduellement son immobilité. La certitude de tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus ; les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès d’elle ; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient en vain l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa ; il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup ; il avait brisé le magnétique fil de sa trame radieuse avec une seule parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts.
Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si solides qu’un coup de maillet sur leur partie épaisse ne les briserait pas, mais qui tombent en une subite et impalpable poussière si l’on en casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille, tout s’était évanoui.
– Oh ! murmura-t-il, c’est donc fini ! – Perdue !… Toute seule ! – Quelle est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi ? Indique-moi le chemin qui peut me conduire vers toi !…
Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur la noire fourrure, avec un bruit métallique : un rayon de l’affreux jour terrestre l’éclaira !… L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire sublime illumina son visage en reconnaissant cet objet : c’était la clef du tombeau.
Etude de texte
1. Définissez le climat, l’atmosphère de cette scène.
2. Quelle révélation est venue apporter Véra à son mari ? Montrez que la foi de Villiers se teinte ici d’une sorte d’idéalisme absolu.
3. Comment le comte d’Athol reçoit-il et vit-il cette révélation ? En comprend-il immédiatement toute la portée ?
4. Analysez dans le détail le dernier paragraphe du récit. Dégagez-en la portée symbolique. Quel sens donne-t-il au conte tout entier ?
5. En vous fondant sur cette fin de Véra, justifiez l’appellation donnée par Rémy de Gourmont à Villiers : « un exorciste du réel ».
Expression
1. Trois apparitions. Les trois textes cités dans cette séquence sur le « conte fantastique » décrivent chacun une apparition. Vous comprenez les divers traitements esthétiques et thématiques de ce même sujet littéraire et préciserez les intentions respectives des trois conteurs.
2. Deux chambres d’amour, deux chambres mortuaires. Vous ferez une étude comparée de ce récit de Villiers et du poème des Fleurs du mal de Baudelaire intitulé La Mort des Amants :
a) Vous comparerez les deux décors évoqués par le poète et le conteur.
b) Vous confronterez la spiritualité et le mysticisme des deux écrivains.
La Mort des Amants
Nous
aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des
divans profonds comme des tombeaux,
Et
d’étrange fleurs sur des étagères,
Ecloses
pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant
à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos
deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui
déchireront leurs doubles lumières
Dans
nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un
soir fait de rose et de bleu mystiques,
Nous
échangerons un éclair unique.
Comme
un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et
plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra
ranimer, fidèle et joyeux,
Les
miroirs ternis et les flammes mortes.
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